Correspondance de Pol de SURIREY de SAINT REMY 8 août 1881 - 16 janvier 1882


Mateur, 8 août  (1881)

Ma chère Alix,
Ta lettre du 31 n'a mis que 6 jours également; ta lettre du 24 m'est parvenue aussi, je l'ai déchirée après l'avoir lue. C'est du reste ce que je fais pour toute ma correspondance, ma maison ne fermant pas assez bien pour la mettre à l'abri des indiscrets.
J'avais mal lu le nom du Général Inspecteur, c'est Carrelet et non Carteret; il habite Marseille et c'est lui qui nous inspectera tant que nous serons à Valence. C'est un grand admirateur de la république et du Gal Gallifet, bon homme au fond. Il a eu le grand tort de commencer son inspection un dimanche et de tenir le régiment du matin au soir.
L'abaissement de la température a produit sur mes hommes un effet très salutaire; presque tous sont en bonne voie de guérison et aucun n'est sérieusement atteint. Il était temps de voir cette petite épidémie s'arrêter, car les hommes en étaient frappés, ceux surtout qui vont être renvoyés dans leurs foyers, au mois d'octobre.
Ne sois pas inquiète de moi, je vais très bien: je prends toutes les précautions possibles, je ne sors jamais dans la journée et mon installation dans ma petite maison me rend la vie bien plus supportable. Lorsque je vais à la chasse, j'ai toujours soin d'être rentré à 7 heures et je ne me fatigue pas plus que si je faisais une simple promenade à cheval. Dans la journée, je fais une bonne sieste de trois ou quatre heures, j'ai soin de tout fermer chez moi, il y fait complètement nuit et je n'ai pas une seule mouche. Je crois que les grandes chaleurs sont à peu près passées, il n'y a plus à redouter que les coups de sirocco du mois de septembre et on prétend que ce vent ne dure jamais ici bien longtemps. Les soirées sont délicieuses, nous restons à causer jusqu'à 10 heures, il fait même quelquefois assez frais pour être obligé de mettre un paletot de drap.
Nous avons en ce moment du raisin excellent et énorme, au prix de 5 sous le Ko, aussi en faisons nous une consommation énorme, c'est le seul fruit qu'on puisse manger impunément . Il y a aussi beaucoup de melons, de pastèques, des fruits de toutes espèces, mais de qualité bien médiocre et dont je ne suis pas friand. En somme, notre nourriture est bonne et assez variée et jusqu'ici je n'ai pas perdu mon appétit. Mon flacon de pilules commence à toucher à sa fin: quand tu écriras à Mr Rupp, prie le de m'en envoyer un flacon de 200 seulement. On vient de nous envoyer 5 aumôniers, mais malheureusement Mateur n'est pas destiné à en avoir un : il sera à Beja et viendra de temps en temps nous voir. Ca vaut mieux que rien, mais ça ne suffit pas et je suis certain que ce ne sont pas les volontaires qui manquent dans le clergé français. On a sans doute voulu, au moment des élections, donner une espèce de satisfaction à une partie de la population, tout en ménageant la susceptibilité de nos bons frères et amis.
Je serais bien heureux de vous voir aller à Schrassig; ce séjour doit être si peu gai pour Victoire! Elle doit être en ce moment à Bettembourg  pour une huitaine de jours: les enfants vont très bien et c'est Marc qui s'ennuie le plus après moi; il ne comprend pas qu'un papa soit toujours absent.
Notre nouveau Colonel doit arriver vers le 20 de ce mois, je pense qu'il viendra voir l'escadron qu'il ne trouvera pas en bel état car les effets sont en loques et je ne reçois rien de ce que j'ai demandé. Il est vrai que les autres escadrons ne sont pas mieux partagés que moi.
Je plains de tout mon cœur Mme de Nouville, je ne vois pas ce qu'elle va devenir si elle est condamnée à ne plus bouger: la Volve lui maquera certainement beaucoup cette année. Que fait son René à Dijon? Aurait-il été replacé?
On ne parle plus trop de l'expédition de Kérouan, je crois cependant qu'elle se fera au mois de septembre. En ferons nous partie, je le désire; dans tous les cas nous abandonnerons Mateur, poste tout à fait inutile et difficile à ravitailler, surtout en cas de mauvais temps.
Au revoir ma chère Alix, je vous embrasse de tout cœur et pense bien souvent à vous. Mes hommages à Mme de Bormans si elle est encore près de vous; son fils va faire un bien joli voyage!

Ton dévoué frère et ami
Pol



 Mateur,19 août 1881

Ma chère Fanny
Ma lettre arrivera sans doute au Chesne en même temps que vous ; puissiez vous avoir pour le voyage un temps plus agréable que celui que nous avons depuis hier. La température a un peu remonté accompagnée d’un sirocco atroce ; pour avoir une idée de ce vent brûlant tu n’as qu’à te mettre à la bouche d’un énorme four chauffé à blanc. Hier , en rentrant chez moi vers onze heures du matin, j’ai ramassé un fer à cheval, il était tellement chaud  que je n’ai pas pu le garder à la main. On  prétend heureusement que ce vent ne dure jamais bien longtemps ; mais chaque fois qu’il souffle un peu fort les malades de l’ambulance baissent beaucoup et il est rare qu’il n’y ait pas un accident. Fort heureusement tous ceux que j’ai en ce moment à l’ambulance  sont tout à fait hors de danger et vont partir en congé de convalescence.
Notre nouveau colonel  a dû arriver à Tunis le 12 ; je pense qu’il va venir voir l’escadron. Je l’ai connu au 1er chasseurs où il était chef d’escadrons, c’est un très bon militaire, sévère mais très juste et d’un abord facile : il est de Metz et appartient à une des plus vieilles familles du pays, les Menessier nom auquel il a ajouté celui de la Lance. Mon beau-père les connaît beaucoup.
Je viens d’être chargé d’acheter des mulets et des chevaux pour le transport de l’artillerie, des bagages et pour compléter l’effectif des régiments de cavalerie qui ont perdu pas mal de chevaux. Je suis enchanté de cette occupation très intéressante et qui me fera trouver le temps moins long. Je vais commencer les opérations dès que j’aurais reçu les fonds ; dans toutes mes promenades j’ai rencontré peu d’animaux susceptibles d’être achetés et je crains de ne pouvoir en trouver autant qu’on me dira d’en acheter.
Victoire se réjouit énormément de vous voir : les enfants s’amusent beaucoup à Bettembourg et leur mère y est choyée et traitée en enfant gâtée. J’espère que le courrier de demain m’apportera leurs photographies.
D’après les bruits qui courent il semble décidé que nous n’occuperont que certains points du littoral, Bizerte, Carthage, Hammam-Lif etc…L’armée se trouverait dans de meilleures conditions et j’aime à croire que s’il faut y passer l’hiver on nous donnera des baraques ou tout au moins de grandes tentes. La colonne contre Kérouan devient de plus en plus inévitable ; comme je suis le seul escadron détaché, me laissera-t-on ici jusqu’à la fin de l’expédition, ou me fera-t-on rejoindre le régiment ? dès maintenant je m’occupe de la chose et en écris à mon chef d’escadrons. Carayon à force de demander a fini par obtenir un congé d’un mois ; il est parti mardi et fera certainement tout ce qu’il pourra pour ne pas revenir dans ce pays . Au reste je suis enchanté de ne plus l’avoir avec moi, du matin au soir ce n’étaient que plaintes et gémissements. Sur le séjour en Tunisie, il n’était pas fait pour nous remonter le moral. Il me laisse ses journaux, ce dont je lui sais grand gré, je ne serai plus obligé de courir au cercle pour les lire et je me trouve si bien dans mon gourbis que je tâche d’en sortir le moins possible.
Notre petite bibliothèque s’est augmentée de quelques volumes, nous en avons près de deux cents qu’on se repasse entre soi ; ce ne sont il est vrai que des romans, mais il y a des actualités très drôles et qui m’ont bien amusé.
Je n’oublie pas la St Louis  que je tiens à te souhaiter en t’envoyant tous mes vœux de bonheur, de santé ; j’aurais voulu t’envoyer une petite fleur mais dans notre camp il ne pousse que des pierres et il faudra te contenter d’un bon baiser.
Donnez-moi bien exactement votre itinéraire afin que mes lettres  puissent vous arriver sans retard.
Au revoir, ma chère Fanny, je vous embrasse toutes les trois de tout cœur

Ton dévoué frère et ami
Pol


Mateur, 21 août  (1881)

Ma chère Alix,
Non, je n'ai pas la fièvre, je me porte toujours très bien et je suis étonné du retard de ma lettre. Tu ne pourras m'accuser de paresse, car j'écris deux fois par semaine; je n'ai jamais eu une correspondance aussi étendue que depuis que je suis ici. J'ai bien reçu ta grande lettre dont tous les détails m'ont beaucoup intéressé et je suis certain de t'en avoir accusé réception.
Comme toi, chère amie, je redoute pour Victoire ce long séjour à Schrassig et il n'y a malheureusement rien à y faire . Je suis convaincu que nous resterons sur pied tout l'hiver; ces achats de chevaux et de mulets dont je suis chargé pour Mateur me prouvent que l'expédition est bien arrêtée. Une fois commencée, qui sait quand elle s'arrêtera! Au point de vue de mon avenir, c'est peut-être une excellente chose et je t'avoue que si je ne comptais pas sur une récompense, je serais bien découragé. Je vais me trouver dans les meilleures conditions possibles, le plus ancien capitaine du régiment, je n'aurai même pas de concurrent. Ma seule crainte est de ne pas faire partie de l'expédition et d'occuper Mateur; il est vrai que les propositions pour l'avancement rouleront sur toute l'armée de Tunisie.
En même temps que ta lettre, j'en recevais une de Victoire, désolée de quitter Bettembourg et vous attendant avec grande impatience. Son père a dû vous écrire pour vous transmettre son invitation. Je crains qu'un jour il ne trouve que le séjour de Victoire ne soit trop long et qu'il ne lui fasse sentir. Je pense que Victoire se sera arrangée avec lui pour lui payer une pension, elle ne m'en a jamais parlé et j'aime à croire cependant que la chose est faite.
Voilà les chaleurs revenues et avec elles le sirocco; c'est surtout pendant le mois de septembre que cet horrible vent se fait le plus souvent sentir. Ici, il a une influence énorme sur les malades de l’ambulance tant la santé baisse ou remonte suivant la température : toutes les fois qu’il y a un coup de sirocco un peu fort nous sommes à peu (près) certains d’avoir le lendemain un enterrement. Sur une garnison de 500 hommes nous avons eu 10 morts et une masse envoyés en congé de convalescence. Nous sommes les mieux partagés sous le rapport sanitaire, mais je redoute les premières pluies, car j’ai une masse d’hommes très fatigués et qui seront bien vite pincés.
Je ne sors plus de ma modeste cabane et tu as raison de dire combien il nous suffit de peu pour nous trouver à l’aise. Grâce aux grandes ouvertures que j’y ai fait faire, j’ai beaucoup d’air et la chaleur est très supportable ; comme j’ai été le dernier à faire construire, j’ai profité des défauts que j’avais remarqués aux autres constructions qui toutes pèchent par le manque d’air et d’espace.
Mon escadron est tout seul ici, les deux autres sont à Manouba, 8Kes de Tunis et 60 d’ici : les communications sont très difficiles à cause des maraudeurs qui infestent les routes, mais qu’on ne voit jamais lorsqu’on est en forces. A chaque instant, disent les journaux, nous sommes menacés d’être attaqués par des bandes considérables : j’ai fait des reconnaissances de tous les côtés et n’ai jamais rencontré le moindre ennemi. Notre position est d’ailleurs si forte que nous pouvons défier 10 mille arabes, armés comme ils le sont ; de plus, toutes les précautions sont prises et nous serions avertis d’une attaque par les Juifs de la ville qui sont pour nous et qui savent que leur ville serait ruinée en très peu de temps. Jamais un officier n’irait se promener un peu loin sans amener du monde avec lui : quand je vais chasser, j’ai toujours 12 ou 15 hommes avec moi et je ne vais non plus jamais très loin.
Carayon a enfin obtenu un congé d’un mois et a l’intention bien arrêtée de ne jamais revenir dans ce pays ; c’est un militaire pour rire et je l’ai bien engagé à donner sa démission, mais il aurait voulu la croix ! Laumont est remplacé par un capitaine que je ne connais pas ; c’est dit-on un vieux garçon, très commun et enchanté de se trouver en Tunisie. Mes officiers ne se plaignent pas trop ; tous garçons, ils laissent marcher les événements avec patience, tout en désirant cependant le retour en France : pour eux ce n’est pas un grand sacrifice et ils auraient tort de se plaindre.
Tu peux rassurer la famille du jeune Adolphe Saillant ; il est de mon escadron, cuisinier des sous-officiers et se porte très bien. Je ne comprends pas que sa famille soit si inquiète de sa santé puisqu’il écrit, m’a-t-il dit, une fois par semaine.
Au revoir, ma chère Alix, tu vas bientôt voir Victoire, embrasse la bien fort de ma part comme je vous embrasse toutes les trois.

Ton dévoué frère et ami.
Pol


Mateur (30 août 1881)

Ma chère Alix,
J’espère que votre voyage se sera terminé sans encombre et que ta tête t’auras laissé un peu de repos : je crois que le changement d’air te fera le plus grand bien. D’ailleurs, si j’en crois les nouvelles de France, la chaleur est tout à fait passé et a fait place à la pluie que Fanny réclamait tant. Je voudrais déjà vous voir à Luxembourg ; Victoire vous attend avec grande impatience et sera bien heureuse de vous voir. Dis-moi bien comment tu l’auras trouvée et la réception que vous feront les enfants : que ne puis-je être avec vous ! et je ne puis malheureusement pas y compter de sitôt. Je viens de causer avec un Colonel d’artillerie, Mr de Condé, qui m’a assuré qu’il n’était nullement question de quitter la Tunisie. Dans quelques temps ce pays formera la 4° province de l’Algérie et on y créera des divisions et subdivisions. Le Bey se verra dans l’obligation de se retirer, on lui donnera une forte pension et je crois qu’il ne demande pas mieux. On n’a pas encore fait tout cela de suite pour ne pas blesser la susceptibilité des autres puissances, mais d’ici quelques mois la chose sera faite et on les laissera crier.
Le Général est venu passer la revue de notre installation et s’assurer de tout ce qu’il nous fallait pour pouvoir passer l’hiver. Il a passé en revue le bataillon de chasseurs et, comme je lui demandais à quelle heure il comptait me voir, il m’a répondu : « je suis un peu pressé et j’accepterai toutes vos propositions sans vous voir, parce que je vous connais de réputation et sais combien votre escadron est bien tenu et comme je puis compter sur vous. »  Je suis donc bien noté et  j’aime à penser que s’il y a de nouvelles propositions pour la Tunisie, ce Général m’appuiera auprès du Général Logerot, et comme je serai probablement le seul capitaine et le plus ancien présenté par le Colonel, j’aurai cette fois des chances de réussir.
Nous venons de traverser une période de huit jours d’un sirocco atroce ; depuis deux jours, c’est le vent d’ouest qui souffle avec rage, soulevant des nuages de poussière qui pénètre partout. C’est décidément un affreux pays dont tout le monde a hâte de sortir. Heureusement que mes hommes se remontent un peu ; les plus malades ont été envoyés en congé. Pour moi, je ne me sens pas fatigué, je mange bien, je me donne beaucoup d’exercice, je continue les pilules, je prends toutes les précautions possibles et je crois aller jusqu’au bout sans attraper la fièvre.
Mr Rupp, du moins je crois que c’est lui, m’a encore envoyé 400 pilules, je te remercie bien vivement et n’en aurai plus besoin maintenant. C’est hier que notre ami a dû faire l’ouverture de la chasse et j’ai bien peur qu’il ne réussisse qu’à moitié, car la sécheresse aura détruit pas mal de perdreaux. Je crois qu’il s’amuserait beaucoup ici, en deux heures et sans se fatiguer, on peut tuer sa douzaine. Ma petite chienne commence à chercher un peu et a du nez ; dans quelques temps elle sera bonne. Victoire a une peur atroce de me la voir amener en France et j’ai été obligé de lui promettre de m’en débarrasser. Ca me fera de la peine, car elle m’est très attachée et je ne puis faire un pas sans l’avoir derrière mes talons.
Mon beau cheval noir est complètement fini et je regrette d’être obligé de le quitter ; j’en ai un jeune à l’essai, mais je ne puis dire encore ce qu’il sera, il est dans tous les cas moins beau et moins brillant.
J’attends toujours que l’intendant veuille bien m’envoyer de l’argent pour commencer mes achats de chevaux et mulets ; la chose paraissait très pressée et je devais de suite m’y mettre. C’eut été une occupation très agréable et très intéressante, et j’ai tant d’heures à m’ennuyer que je compte sur ce travail pour tâcher d’oublier un peu .
J’ai écrit à Mr Rupp et le prie de donner au curé de St Germain des nouvelles du jeune Saillant ; je me demande pourquoi ses parents s’inquiètent tant de lui puisqu’il m’a assuré qu’il écrivait toutes les semaines.
Je répondrai à Thérèse par le prochain courrier, dis lui que je la remercie de sa bonne lettre, mais que je la prie de ne pas m’écrire le même jour que sa mère afin d’avoir au moins une lettre tous les courriers. Mille choses aux Doyen, du Guet etc… Comme vous devez être heureux d’avoir la perspective de vous retrouver avec la chère cousine Louise ! Quelle drôle d’idée de vouloir assister à cette noce ?
Au revoir, ma chère Alix, je vous embrasse tous les trois de tout cœur.

Ton dévoué frère et ami.
Pol


 Manouba, par Tunis, 2 septembre (1881)

Ma chère Alix,
Au moment (où) je m’y attendais le moins, j’ai reçu l’ordre de quitter Mateur pour rejoindre le régiment. Je suis parti avant hier et arrivé ici hier à 9h du matin.
Nous sommes installés dans une ancienne caserne reblanchie à neuf ; nous sommes un peu mieux que dans nos gourbis. Nous prenons nos repas au cercle installé dans les jardins du palais Khérédine ; c’est un endroit délicieux avec des bassins, de l’eau de tous les côtés et de magnifiques arbres.
J’ai été très bien accueilli par le Colonel et je vais avoir à remettre en état tout l’escadron qui est assez mal tenu à cause du manque d’ (illisible) et du manque d’effets surtout.
Ce n’est donc qu’un petit mot aujourd’hui et je donnerai dans la prochaine lettre des détails.
Pour sûr, nous ne rentrerons pas au mois d’octobre ; nous nous sommes embarqués dans une vilaine affaire et Dieu seul sait quand et comment nous en sortirons.
Au revoir chère Alix, je vous embrasse mille fois de tout cœur.

Ton dévoué frère et ami.
Pol


 Manouba, 19 septembre (1881)

Ma chère Alix,
Aucune de tes lettres n’a été perdue, elles ont eu seulement un retard de quelques jours, parce qu’elles ont été à Mateur. Je viens de recevoir celle du 11 et j’espère que la mienne te parviendra à Schrassig où vous êtes attendus avec grande impatience.
Victoire voit bien qu’elle ne peut plus compter me revoir cet automne, elle en est très triste, mais a beaucoup de courage et de résignation. Certainement, sa tante ne demandera pas mieux de la recevoir pour le moment de ses couches ; si par hasard la chose n’était pas possible, Victoire devrait louer un logement en ville et venir s’y installer pour quelques temps. Je comprends tout l’ennui de cet arrangement, mais il faut cependant qu’elle ait le médecin sous la main.
J’attends ta lettre de Schrassig avec grande impatience ; donne moi bien des détails sur tous ; comment tu as trouvé Victoire, si les enfants ont été contents de vous voir, s’ils ont grandi et la réception du Grand-père.
J’ai répondu de suite à Thérèse en adressant encore au Chesne et par le dernier courrier j’écrivais à Fanny pour lui dire combien j’étais heureux de ce mariage. La lettre d’Henri  m’a rendu furieux ; cette idée d’aller donner des conseils à sa belle-mère sur ce qu’elle a à faire pour Marie m’avait exaspéré. Croit-il donc être un si grand personnage pour ( illisible) que la famille dans laquelle va entrer Thérèse ne soit pas d’aussi bonne maison que lui. J’étais sur le point de lui écrire et de lui rabattre le caquet ; je suis content de ne pas l’avoir fait, je lui aurais dit trop vertement.
J’aurais dû commencer ma lettre par une bonne nouvelle ; le Général Inspecteur m’a maintenu pour Chef d’Escadrons avec le N°1 du régiment : reste maintenant la commission de classement qui ne se réunit qu’en janvier. Le Colonel, dès qu’il l’a appris, est venu me trouver pour me l’annoncer et il l’a fait d’une façon charmante et très flatteuse : tous ces MM. jusqu’au dernier des S-Lt sont également venus me féliciter et certes c’était de tout cœur.
Je crois que dans quelques jours nous nous mettrons de nouveau en route, probablement pour Sousse ; le voyage se ferait par mer et nous attendrons là que toutes les colonnes soient prêtes pour marcher sur Kérouan. Ce sera une expédition peu longue, je pense, mais il faudra occuper un moment le pays pour y rétablir la tranquillité. Il y aura certainement à la suite de cette colonne des propositions spéciales ; je suis le plus ancien du régiment, seul candidat et cette fois le Gal Logerot ne pourra pas m’évincer.
C’est avec le plus grand plaisir que je te ramènerai ma petite chienne si fidèle et si bonne gardienne ; je ne puis pas faire un pas sans l’avoir derrière mes talons. Comme notre pension est assez loin, nous prenons presque toujours une voiture qui nous coûte 3 ou 4 sous chacun ; c’est le désespoir de la chienne et j’ai toutes les peines du monde à la faire monter avec moi .
Je vais écrire à Rancourt demain ou après et lui donnerai de longs détails qui l’intéresseront sans doute.
Notre aumônier m’a dit une messe le 14 pour notre bonne mère ; comme il est toujours avec nous, j’étais très gêné pour lui donner de l’argent qu’il n’aurait pas compté ; j’ai appris qu’il n’avait aucune couverture, je lui en ai porté une, ce dont il a paru enchanté. Je crois sa bourse peu garnie, car il donne tout à ses malades.
Je crois que je ne pourrai jamais aller à Tunis ; à chaque instant on reçoit l’ordre de monter à cheval, des maraudeurs étant signalés dans les environs : toute la semaine dernière, j’ai marché et, avant-hier, parti à 2 heures du matin, je ne suis rentré qu’à 4 heures du soir. Aussi, hommes et chevaux sont-ils très fatigués et le 1er Hussards étant arrivé hier va nous permettre de nous reposer. Je suis étonné de la façon dont je supporte tout cela et je vois avec grand plaisir que les vieux sont encore les plus vigoureux.
Au revoir chère Alix, je vous embrasse tous de tout cœur.

Ton dévoué frère et ami.
Pol 


Manouba, 29  7bre (1881)

Ma chère Alix,
Ne sachant pas au juste où ma lettre pouvait vous trouver, je l’ai adressée à Schrassig où elle sera arrivée avant vous. Qu’il me tarde de savoir comment tu as trouvé Victoire, comment les enfants vous ont reçu, s’ils ont été aimables, caressants ! Je t’écris à Mézières où vous serez sans doute de retour. Dis moi bien vite si la tante Joséphine  peut accepter ta combinaison et recevoir Victoire pour  ses couches. Dans plusieurs lettres je lui faisais pressentir un retard dans mon retour ; elle l’accepte avec courage et résignation, elle est admirable.
Ne crois pas le quart de ce que disent les journaux sur cette triste et sotte expédition dont nul ne peut prévoir la fin et dont , je crois, on voudrait se tirer au plus vite, sans cependant y perdre trop d’honneur. La colonne du Gal Sabatier a été, il est vrai, attaquée, mais a repoussé facilement l’ennemi et sans y laisser un seul canon. Nous sommes tombés bien bas, mais cependant pas au point de nous laisser battre si facilement et ceux qui racontent de semblables choses commettent une infamie. Ce qu’il y a de vrai c’est qu’un mulet, portant des munitions, est tombé dans un ravin où il s’est brisé les reins et que, faute de moyen de transport, on a laissé sur place deux caisses.
L’insurrection gagne le pays parce que le manque d’hommes et de moyens de transport ayant été jusqu’ici insuffisant, il n’a pas été possible d’entreprendre une expédition : elle se prépare en ce moment et lorsque tout sera parfaitement en état, on se mettra en route. Nous rencontrerons de grandes difficultés, le pays est très accidenté, il n’y a pas d’eau, toutes les colonnes seront obligées d’en emporter sur les voitures ou sur les chameaux, mais toutes les précautions sont si bien prises qu’un insuccès n’est pas possible. Ce qu’il y a le plus à craindre, ce sont les maladies et les ambulances sont déjà pleines ; quant aux hommes, ils marcheront bien et sont impatients de partir.
Malheureusement, pour nous récompenser de notre long séjour ici, le Ministre a jugé a propos de nous laisser à Manouba, tandis que deux régiments venus de France vont faire l’expédition . C’était bien la peine de se griller la figure au soleil pendant cinq mois ½ pour en arriver à être les convoyeurs des autres. Toutes nos réclamations n’ont servi à rien ; cependant, le Général Logerot a promis au Colonel de faire tout ce qu’il pourrait pour emmener un escadron d’escorte et dans ce cas c’est le mien qui marche. Je suis tout prêt et, si je dois me mettre en route, ce sera dans 10 ou 12 jours au plus.
Cette semaine, nous avons été assez tranquilles ; on s’habitue à entendre dire que les maraudeurs se promènent autour de nous et nous ne montons plus à cheval par alerte comme nous l’avons fait pendant quelques temps. Hommes et chevaux étaient vannés et n’auraient pas tenu longtemps à ce régime.
 L’eau a en effet manqué deux jours à Tunis, les arabes ayant coupé l’aqueduc qui a été rétabli très promptement. Ici, il y en a en quantité, très bonne et très fraîche, et nous n’avons pas à craindre d’en manquer ; il y a des puits dans tous les jardins.
La température est délicieuse, le temps s’est mis à la pluie et je crois à la fin des chaleurs ; les nuits sont fraîches et je dormirais très bien si les moustiques voulaient me laisser tranquille. Je t’envoie des photographies, tâche de me reconnaître ; je suis persuadé que les enfants ne m’auront pas trouvé dans le groupe.
J’ai reçu une lettre très affectueuse de Mr Rupp et une de Rancourt qui me recommande son beau-frère qui est à Carthage ; je n’ai pas encore pu y aller, pas plus qu’à Tunis. Je devais faire ce voyage avec le Colonel, mais nous sommes si occupés que nous n’avons pu trouver une journée entière.
J’espère que Fanny est tout à fait guérie et aura trouvé ma lettre à Schrassig. Comment avez-vous été reçues par mon beau-père ? que dit-il du séjour prolongé de sa fille ?
Au revoir ma chère Alix, je vous embrasse toutes de tout cœur.

Tout à toi
Pol


 Manouba, 7  8bre (1881)

Ma chère Alix,
Je crains que ma dernière lettre à Fanny, adressée à Mézières, n'ait eu beaucoup de retard, le bateau qui devait l'emporter ayant été réquisitionné pour un transport de troupes. Où celle-ci va-t-elle vous rejoindre? Pourvu qu'elle ne courre pas longtemps après vous.
On va, je crois, d'ici quelques jours occuper Tunis ce qui devient nécessaire pour donner un peu de sécurité aux Européens. Une fois les troupes parties pour Kérouan, il pourrait y avoir dans la ville un soulèvement qui devient impossible par notre présence. Tous les jours il nous arrive des troupes de France; on travaille activement à la préparation de cette longue et pénible expédition, et toutes les mesures seront si bien prises que je crois qu'on en finira d'un coup. Tout le pays se remue beaucoup et ne deviendra tranquille que quand il y aura eu une affaire sérieuse.
Notre Colonel est toujours dehors avec deux escadrons et n'a encore rien fait, car je le saurais, mais je crois qu'il aura aujourd'hui ou demain au plus tard un engagement. Mon tour m'appelle à garder le quartier avec mon escadron et tous les infirmes; c'est un rôle peu glorieux , il est vrai, il faut cependant s'en consoler et espérer qu'une autre fois je marcherai.
J'attends ce matin le courrier qui va m'apporter de vos nouvelles; c'est une bonne journée pour moi quand j'ai beaucoup de lettres. Je suis sûr que Victoire vous aura vu partir avec beaucoup de peine; depuis l'ouverture de la chasse, son père lui tient rarement compagnie et si elle n'avait pas les enfants à soigner, je ne sais ce qu'elle deviendrait, car Schrassig est peu gai. Fanny me disait que mon beau-père était très aimable, j'espère que ce bon mouvement aura duré pendant tout votre séjour. Que j'ai donc pensé à vous et quelle bonne fête c'eut été si j'avais pu assister à cette bonne réunion que notre éloignement de la Volve va rendre plus rare. Avec toute ma smala, les voyages deviendront bien difficiles. Sans connaître Valence, j'ai une profonde horreur pour son climat; il y fait très chaud, il y a toujours un vent énorme et une poussière qui pénètre partout. Si j'avais la chance d'être maintenu cette année au tableau, peut-être n'y resterai-je pas trop longtemps et j'attendrais avec patience. Il est certain qu'on fera des propositions après la colonne et, quoique n'en faisant pas partie, le Gal Logerot a promis au Colonel que le régiment ne serait pas oublié.
Le Général Chanzy est nommé Gouverneur de l'Algérie; c'est une satisfaction donnée à l'opinion publique et un grand bien pour le pays. Mais je crains que son arrivée ne soit pas bien vue par tout le parti républicain qui va penser, avec juste raison, que le Général augmentera l'autorité militaire au détriment de l'autorité civile. Le Général Saussier viendra prendre le Ct de l'expédition de Kérouan, on l'attend demain.
J'espère que mes photographies seront arrivées à bon port; quel dommage que la petite chienne soit si mal réunie, elle a tourné la tête au bon moment et on dirait qu'elle n'en a pas.
Je suis très lié avec le bon père capucin; c'est un homme de grand mérite et d'un tact parfait. Il fait ici un grand bien et est devenu l'ami de tous les malades auxquels il donne tout ce qu'il a. Nous sommes un peu obligés de le modérer dans sa générosité, sa bourse n'y suffirait pas.
Je suis enchanté que Paul  puisse venir à la Volve et je comprends toute l'impatience de Thérèse d'y retourner.
Je suis heureux de voir que Victoire accepte avec beaucoup de résignation la continuation de cette longue épreuve et me sens plus tranquille de savoir qu'elle a tout organisé pour ses couches. En supposant que je puisse rentrer dans deux ou trois mois, l'installation à Valence ne serait possible, il faudra attendre au mois de février ou mars et je prendrai un congé en attendant.
Au revoir chère Alix, je vous aime et vous embrasse de tout cœur.

Ton dévoué frère et ami.
Pol


 27 8bre  (1881)

Ma chère Alix,
Nous voici enfin depuis quatre jours au milieu du pays des insurgés qui, se voyant pris entre notre colonne et une autre partie du Kef, se sont enfuis sans avoir le temps de rien emporter. Aussi toutes nos journées se passent à ramasser leurs troupeaux, vider leurs silos où nous avons trouvé du grain en abondance, à les ruiner en un mot. C'est une triste chose, mais ici, comme en Algérie, c'est le seul moyen d'en finir avec tous ces gens là. Au reste, on ne peut pas trop être bon pour eux, ils croient que c'est de la faiblesse et deviennent plus hardis.
Tu dois savoir mieux que nous ce qui se passe du côté de Kérouan car depuis mon départ de Manouba je n'ai  reçu qu'un seul courrier. Ce soir on nous annonce le départ d'un par le Kef et j'en profite bien vite pour vous rassurer sur mon compte. Ne vous inquiétez pas si vous restez quelques jours sans lettres, c'est que je ne pourrai pas les faire partir.
Je ne crois pas que l'expédition puisse durer encore longtemps: à la rentrée de la Chambre ce sera sans doute la première question qu'on traitera et le pays doit en avoir par dessus la tête. C'est une grande faute de la République qu'elle paiera  par la réparation de bien des gens qui s'y étaient rattachés et par bien des millions. Bien heureux si elle peut sortir de là sans embarras avec d'autres puissances et sans perdre un peu de notre honneur et de notre prestige. Nous sommes tous profondément dégoûtés et attendons la fin avec grande impatience.
Nous sommes réduits à manger du biscuit ou de la galette arabe faite avec moitié farine et moitié son: c'est cependant préférable au biscuit, d'autant plus que je viens encore de perdre une dent de devant; l'autre déjà plombée, est peu solide et je me vois bientôt réduit à avoir un râtelier, ce qui me sera fort désagréable.
Ce soir à 4 heures on va vendre la razzia au profit des goumiers qui vont avoir une assez jolie somme à empocher: comme la bonne République est peu généreuse pour nous donner les moyens de transporter nos bagages, je me vois presque obligé d'acheter un mulet. Il est vrai qu'il sera sans doute vendu très bon marché et que je ne perdrai pas dessus à ma rentrée.
J'ai de bonnes nouvelles de Victoire mais qui datent de si loin! Cette difficulté de correspondre est la chose qui m'est le plus pénible et j'en serais désolé si ça devait durer plus longtemps. Tu sais combien Victoire s'effraye facilement et je donnerais tout pour lui faire parvenir mes lettres très régulièrement.
Je suis heureux de voir toutes les bonnes précautions qu'elle prend pour son installation d'hiver et je suis très reconnaissant à son père d'avoir accepté le séjour de sa cousine. D'ailleurs, pour lui-même la présence de cette jeune fille lui donnera plus de liberté et de tranquillité.
Paul doit être avec vous, j'espère que ma lettre lui sera parvenue; il m'avait écrit une lettre très affectueuse à laquelle je tenais à répondre le plus vite possible.
J'aurais bien voulu répondre à Mr Rupp, mais je t'assure que je n'ai pas toujours le temps et que quand j'ai voyagé toute la journée, je ne suis pas fâché de me reposer. Cette vie devient abrutissante, je ne lis pas, pour une bonne raison, défaut de livres et de journaux, je ne puis travailler et ma prose doit se ressentir de cet état d'abrutissement. Nous ne faisons rien d'intelligent, rien qui puisse nous apprendre notre métier, toujours la même chose, c'est ennuyeux et bête.
Au revoir chère Alix, je vous embrasse tous de tout cœur, sans oublier les jeunes gens.

Ton dévoué frère et ami
Pol


 Bordj Messaoui ,  30 8bre (1881)

Ma chère Alix,
Je te remercie de m'avoir expédié de suite mes chemises de flanelle dont le besoin augmente de jour en jour; malheureusement je ne sais quand va m'arriver ce paquet, tant que je serai dans la plaine. Je crois cependant que nous allons rentrer à Testour dans trois ou quatre jours et je pourrai facilement communiquer avec le chemin de fer. Je viens d'écrire à Carayon qui est à Manouba pour le prier de s'occuper de me faire parvenir le paquet.
Les journaux exagèrent tellement les nouvelles de la Tunisie que je t'engage beaucoup à ne pas les croire à la lettre. Ce combat  du régiment a été bien peu de chose, pas un tué ni blessé de notre côté; si cela continue, nous en aurons pour bien longtemps. Du reste on parle de nous faire passer l'hiver à Testour ce qui me ferait croire qu'on veut occuper définitivement la Tunisie. On va former des compagnies franches composées de moitié indigènes et moitié français, nos tirailleurs algériens en un mot; peut-être voudra-t-on en faire autant pour la cavalerie et peut-être nous transformer en Chasseurs tunisiens. Pour le coup ce serait le moment de s'en aller au plus vite et la meilleure manière serait de quitter comme Chef d'escadrons: cette idée seule me fait supporter les ennuis d'une expédition si longue et si ennuyeuse.
Tu comprends, chère amie, que je ne parle pas à Victoire de cette perspective d'allonger notre séparation et qu'il ne faut pas qu'elle s'en doute, surtout en ce moment. J'ai eu hier deux bonnes lettres d'elle et je suis heureux de voir toutes les précautions qu'elle a prises pour le moment difficile et critique.
En effet, ma pauvre petite chienne est assez mal placée sur la photographie, mais j'ai été obligé un peu de lui faire prendre cette position parce qu'elle ne voulait pas voir le photographe qu'elle aurait mordu. Je lui ai conservé le nom que l'arabe lui avait donné Taïje qui se prononce comme taille et qui est chez eux une sorte de fétiche.
Je crois que vous ne regretterez pas beaucoup le voisinage de Mme Rozier qui n'était pas toujours très amusante; je suis curieux de savoir si le cuisinier viendra se présenter, ça serait drôle, sans trop m'étonner. Je suis enchanté qu'elle ait pris Marie à son service, c'est pour cette pauvre fille une position assurée.
Je ne suis pas étonné de voir Henri porté pour Lt Col.; sa liaison avec Gallifet et le Général de division d'Erpeuiles lui aura beaucoup servi. Il ferait bien de me recommander à ces deux là qui sont les plus influents pour le classement.
Je n'ai plus l'extrait du jugement de Verdun  qui est resté au ministère de la guerre et que j'ai fait réclamer une fois sans avoir de réponse. Je vais faire demander à mon trésorier de Valence s'il ne l'aurait pas reçu, ce dont je doute fort.
Je trouve, comme toi, que le Colonel de Paul est bien difficile pour les permissions, ce que je ne comprends pas à cette époque de l'année où les grandes manœuvres étant terminées il ne reste plus rien à faire: Paul aurait dû demander au Gal Inspecteur un congé de deux mois qui lui aurait certainement été accordé. J'espère qu'il aura reçu ma lettre.
Je regrette bien l'absence du bon père capucin qui est resté à Manouba où il a plus de besogne qu'ici auprès des malades de l'ambulance. Ici nous avons bien des hommes indisponibles mais pour des cas peu graves et qui proviennent du couchage sur la terre et du mauvais temps. Grâce à dieu je n'ai pas encore été arrêté un seul jour, étonné moi-même de supporter aussi facilement toutes les fatigues.
Avant-hier on vendait la razzia et j'ai acheté un charmant petit âne qui a 15 ou 16 mois et que je tâcherai de ramener en France; il m'a coûté l'énorme somme de 6 francs, tu vois que je ne me suis pas ruiné. Je voudrais même envoyer à Victoire 4 ou 500 francs que j'ai en plus et que je suis ennuyé de transporter toujours sur moi; il m'en resterait autant, c'est plus qu'il ne m'en faut.
Au revoir , chère amie, je vous aime et vous embrasse tous de tout cœur.

Ton dévoué frère et ami
Pol

Il ne serait peut-être pas trop tôt de s'occuper du classement pour le grade de Chef d'escadrons; ce sera sans doute le Gal Gallifet qui présidera la distribution.


 Sidi Djaber, 15 novembre (1881)

Ma chère Alix,
Je t'écris à tout hazard et sans savoir quand ma lettre pourra partir. J'ai passé à Testour une seule journée pendant laquelle je n'ai pas eu une minute à moi: le 10 nous partions sans savoir trop où nous allons et surtout quand nous rentrerons? Nous ne faisons pas de fortes marches à cause de l'infanterie, mais à peine arrivés à l'étape, nous allons faire des reconnaissances et nous ne rentrons ordinairement qu'à la nuit. Je suis désolé de ne pas avoir de nouvelles de Schrassig et j'ai peur que cette pauvre Victoire ne s'inquiète de mon silence forcé.
Je n'ai pas encore reçu les chemises du B.Marché, pas plus que l'autre paquet de Montargis; heureusement il fait très beau et je n'ai pas froid. Je viens d'acheter encore 2 couvertures pour les nuits qui sont réellement très froides: ce matin, au réveil, il n'y avait que 3 degrés au dessus.
J'ai reçu à Testour ta lettre du 30, mais depuis rien. Puisse l'intention qu'on prête au Gal  Saussier se réaliser bientôt, je commence à en avoir par dessus la tête.
Mlle Henrion  a-t-elle pu faire parler au Général Carrelet, notre Inspecteur; il est en ce moment à Paris où il doit passer l'hiver, rue de Turin 10. Je crois qu'il serait indispensable de lui parler de moi et d'obtenir qu'il défende mes intérêts près de la commission, car j'ai ouï dire que, ne me connaissant pas, il était peu disposé à m'appuyer. Je sais que mon Colonel lui a écrit pour moi, mais je suis en concurrence avec Gautrot (gendre de Villeminaut) plus jeune que moi, il est vrai, mais très appuyé, sortant de l'école, très intelligent et très bon officier.
Je crois que bientôt se feront les propositions pour la Tunisie et de ce côté j'ai de l'espoir, n'ayant au régiment aucun concurrent; c'est sans doute par les mains du Gal Saussier que seront classées toutes les propositions.
Ma chienne est tout à fait remise de son indisposition et m'est plus attachée que jamais, je serai très content que je pourrai te l'envoyer.
Au revoir, chère amie, je vous embrasse toutes les trois de tout cœur.

Ton dévoué frère et ami. 
Pol


 Magueraoua, 21 novembre (1881)

Ma chère Alix,
Un mot seulement pour vous dire que je vais toujours très bien et ne suis pas du tout fatigué de toutes les courses qu'on nous fait faire. Celle d'hier aura cependant un grand résultat; nous entourons complètement le massif de montagnes où s'étaient réfugiés les dissidents et depuis ce matin nous brûlons leurs tentes, leurs maisons, nous coupons leurs oliviers, nous leur prenons leurs armes, leurs troupeaux, nous les ruinons en un mot et les mettons dans l'impossibilité de nous gêner de longtemps. Et puis la soumission de tous ces gens va suivre; malheureusement, leur chef s'est enfui avec une vingtaine de cavaliers, mais je ne serais pas étonné de les voir tomber entre les mains d'une autre colonne.
Je n'ai rien reçu  encore et espère trouver les deux paquets à mon retour à Testour, dans une dizaine de jours.
J'ai reçu ta lettre du 5 ou 6 novembre avant hier, ainsi qu'une bonne lettre de Victoire: je crains de ne plus avoir de courrier avant ma rentrée.
Au revoir, chère Alix, je vous embrasse de tout cœur.

Pol


 Magueraoua, 27  9bre (1881)

Ma chère Alix,
Je viens d'apprendre à l'instant que la commission venait de commencer le classement depuis le 21; ce serait donc le moment d'agir très sérieusement, et même de mettre en jeu ce personnage si influent dont tu ne m'as donné que la première lettre et que j'ai cru reconnaître: Mr de B. je ne crois pas qu'on fasse des propositions spéciales avant la fin complète de l'expédition et peut-être durera-t-elle encore un mois et plus, le Gal Saussier ayant le projet de descendre plus au sud. C'est donc le moment de faire donner toutes les réserves, comme on dirait dans une bataille, et d'emporter d'assaut la position. Le Colonel m'a assuré qu'il avait écrit au Gal Carrelet pour m'appuyer autant qu'il le pouvait.
J'ai reçu hier ta lettre du 12 9bre ainsi que celle de Fanny et une de Victoire. Ne crois pas que je couche par terre; j'ai un lit atroce, il est vrai, mais qui m'éloigne du sol et j'ai deux énormes couvertures qui me préservent du froid. Nous venons de recevoir du pain que nous payons fort cher, 1,50 le Ko mais au moins nous ne mangeons pas de biscuit que mes dents ne me permettent pas de casser.
Nous nous promenons tout autour de la Hamada des Ouled Ayar; maintenant que tu as une carte tu pourras me suivre. C'est un charmant pays, une petite Suisse, que nous avons bien abîmé par toutes nos razzias.
Je n'ai pas encore reçu tes deux paquets que je ne retrouverai qu'à Testour où nous serons dans une dizaine de jours, pour tout l'hiver. Le régiment est dit-on désigné pour occuper le pays et tu dois comprendre qu'il m'est impossible de passer ma vie ici. Je fais le sacrifice d'y rester jusqu'au mois de Mars, mais à cette époque je permutterai où je me ferai mettre en non activité pour quelques mois. Dieu veuille donc que d'ici là il y ait une solution pour mon avancement!
Au revoir, chère amie, je n'ai pas un seul moment libre, c'est à peine si je puis mettre ma correspondance à jour; à chaque instant ce sont des reconnaissances qui nous prennent toute la journée. Je t'embrasse de tout cœur.

Ton dévoué frère et ami.
Pol


 Aïn-Hedja,  12 décembre (1881)

Ma chère Alix,
Il ne faut jamais vendre la peau de l'ours etc…dit le proverbe, c'est bien vrai; mais tes deux lettres du 23 et du 28 me donnent grand espoir, surtout si j'obtiens comme j'ai le droit de l'espérer, une proposition spéciale pour la Tunisie. Je ne saurais trop te remercier de toutes les courses, de toutes les démarches que je te fais faire, chère sœur; je suis bien heureux car j'espère que tout aboutira et que cette existence cessera. Cet espoir me fera supporter plus facilement cette triste séparation déjà trop longue, surtout en ce moment. Je suis persuadé que la Pcesse d'Hénin fera tout ce qu'elle pourra: je sais que le Gal Gallifet tient beaucoup à leur amitié et dans cette circonstance il a une telle influence qu'il peut tout. Il ne faut pas compter sur le gal Bonie , que Gallifet ne peut pas sentir et qui a bien peu d'influence et ne s'en sert que pour lui; du reste il est en expédition dans le sud et je ne sais quand arriverait sa lettre.
Gautrot ne peut être cette année un concurrent bien sérieux à cause de son peu d'ancienneté; c'est du reste lui qui m'a prévenu que le Gal Inspecteur Carrelet, sous prétexte qu'il ne me connaissait pas, ne me défendrait nullement auprès de la commission et la laisserait  faire. Gautrot a au contraire grand intérêt à me voir maintenir cette année parcequ'ensuite il restera seul porté au régiment.
Nous venons d'avoir une période de pluie qui faisait de notre camp une immense mare où nous pataugions jusqu'aux genoux; avec ça il faisait un froid de loup, c'était dur. Aujourd'hui il fait un temps charmant, quoique froid, qui nous fait oublier toutes nos petites misères. Nous sommes en route pour Hammam-Liff où nous allons prendre nos quartiers d'hiver. Manouba a été reconnu si mal sain qu'on a tout abandonné, il y mourait 8 et 10 hommes par jour. Hammam-Liff est une ancienne station d'eaux thermales, à 10 ou 12 Kes de Tunis, sur le bord de la mer; c'est un endroit très salubre et dit-on, assez joli. Puisque tu as une bonne carte, regarde au S-E de Tunis, en suivant la côte, à côté de Céléba et un peu au dessus, c'est là que se trouve mon futur séjour. J'aime à penser qu'on nous y donnera des baraques ou tout au moins de grandes tentes qui nous permettrons de nous reposer un peu. Ce n'est pas impunément qu'on mène cette vie si longtemps et j'ai dans l'épaule une douleur qui me promet pour l'avenir de durs moments. J'espère que je vais trouver mes chemises et le gilet à mon passage à Manouba; Carayon a dû s'en occuper mais comme les courriers ne nous arrivent pas je n'en ai aucune nouvelle.
Demain nous allons coucher à Testour, autre point empoisonné qu'on quitte aussi et de là nous aurons cinq jours pour nous rendre à destination. Parti de Vesoul avec 150 hommes, j'ai eu 11 décès et une trentaine de convalescences et cependant le Ministre a dit en pleine tribune que l'état sanitaire était meilleur qu'en France; et puis qu'il vienne voir les figures anémiées de tous ces hommes qui couchent sur la terre depuis 8 mois et il changera peut-être d'avis. Depuis notre départ de Testour, il y a aujourd'hui 2 mois, les hommes n'ont pas eu de pain une seule fois, rien que le biscuit. La moitié n'ont plus qu'une seule chemise, des bottes percées et malgré tout jamais de mauvaise humeur et ils ont eu des moments difficiles à passer.
Je ne sais comment envoyer de l'argent à Victoire, la poste ne charge pas pour l'étranger; je verrai ; si je puis avoir un chèque à Tunis si non je t'enverrai un mandat que je te prierai de changer en billets et de lui faire parvenir. Je suis tout inquiet maintenant, pas de lettre depuis le 23 et le grand moment doit être proche. J'ai reçu la photographie des deux aînés, très bien réussie; Marc était si mal que l'artiste n'a pas voulu donner l'épreuve; quant à Adrienne, l'entrée d'un chien dans l'atelier l'a tellement scandalisée qu'elle n'a jamais voulu poser.
Je viens d'écrire à Mr Rupp; je l'aurais fait depuis longtemps si je ne vivais dans un tel état d'abrutissement que je n'ai plus le courage de rien faire. Je répondrai dans quelques jours à Fanny et à Thérèse: je vois avec plaisir le bonheur des fiancés. Avant hier la 44° a sonné ; aujourd'hui, autre souvenir , celui là plus agréable que je n'oublie pas tandis que je voudrais tant oublier l'autre.
Au revoir chère amie, je vous embrasse toutes les trois de tout cœur.

Ton dévoué frère et ami.
Pol


 Manouba ,  20 Xbre (1881)

Ma chère Alix,
Si le succès n'a pas répondu à mon attente, je ne t'en suis pas moins reconnaissant des démarches que tu as faites: tu as fait tout ce qui était possible, ce n'est qu'un retard d'un an et j'aurai la patience d'attendre. Nous avons eu la déveine de changer plusieurs fois de Général, c'est ce qui fait qu'aucun d'eux ne s'intéresse à nous, n'ayant pas le temps de nous apprécier. Je viens d'apprendre qu'un de mes camarades , plus jeune de grade de 1 an 1/2, était maintenu sur le tableau; il a eu  la chance d'accompagner le Gal Saussier et il a eu sans doute une proposition spéciale.
Je pensais pouvoir obtenir un congé pendant cet hiver; aucun n'est accordé jusqu'à l'organisation complète du pays: il faudra donc se résigner à passer encore de longs mois ici et j'avoue  que je trouve la chose dure.
On nous avait annoncé que nous allions passer l'hiver à Hammam-Liff, il n'en est rien; on veut nous mettre dans une vieille fabrique infecte, à Tébourba: les chambres, longtemps occupées par des familles arabes sentent  tellement mauvais que je préfère rester sous la tente. Nous sommes ici pour quelques jours afin de réorganiser nos escadrons qui sont dans un état pitoyable de dénuement et d'usure. Je vais tâcher d'aller demain à Tunis pour compléter ce qui me manque pour l'hiver. J'ai heureusement trouvé tes deux paquets ici; ils y étaient depuis plus d'un mois et le chef de gare n'en savait rien. Pour les trouver j'ai été obligé de chercher dans plus de 2 cents paquets, non enregistrés et qui restent en gare par l'incurie des employés.
Ce n'est que le 14 que j'ai appris la naissance de Mlle Marguerite. J'ai eu hier une bonne lettre de Victoire qui venait de se lever pour la première fois et allait très bien. La jeune personne est grosse et grasse et a une excellente nourrice, chose que nous n'avons pas encore eu la chance de trouver. Le père est toujours très aimable et n'a pas l'air de trouver mauvais le séjour si long de Victoire. Petit Pierre m'a écrit une charmante petite lettre; je vais lui faire une surprise en lui faisant adresser du petit St Thomas une caisse de jouets. Les photographies de Jean et Pierre sont vraiment très bien; on voit que ces deux gaillards respirent la santé à pleins poumons.
Je comprend, chère amie, ta frayeur en voyant Mme de Nouville sous les roues de cet énorme camion; pauvre femme, je la plains de tout cœur, c'est triste de se sentir dans cet état.
J'ai trouvé hier la dernière lettre de Fanny qui semble très triste de devoir bientôt se séparer de sa fille ; elle m'a causé une fausse joie en me disant qu'elle venait de recevoir une lettre de toi lui annonçant que j'étais maintenu avec un bon numéro.
Tes pastilles de Vichy sont excellentes et quoique mon estomac fonctionne toujours très bien, j'y vois de temps en temps un petit appel, c'est une gourmandise bien pardonnable.
J'ai retrouvé avec grand plaisir le bon père capucin qui, lui aussi, était enchanté de me revoir; c'est un excellent homme et qui a fait ici un grand bien à l'ambulance où il a eu à enterrer dans une journée jusqu'à 10 malades.
Je répondrai demain à Fanny, à moins qu'un ordre subit ne nous fasse partir; nous sommes toujours comme l'oiseau sur la branche, ne pouvant rester un peu tranquille.
Au revoir chère Alix, je t'embrasse mille fois de tout cœur.

Ton dévoué frère et ami.
Pol


 Manouba, 25 Xbre (1881)

Ma chère Alix,
Le Colonel vient de recevoir une lettre du Gal Inspecteur lui disant que j'avais eu au classement 13 voix sur 14, ce que je ne comprends pas puisqu'il ajoute plus loin que j'ai eu le N°41: 14 étant maintenus, je reste avec 27. Il faut donc que cette année il y ait beaucoup de promotions pour me faire prendre une place sur le tableau de fin d'année.
Hier, le Colonel a reçu l'ordre de faire des propositions  spéciales qui vont être présentées au général en chef: je crois cette fois que je ne puis en aucune manière être rayé, puisque je suis accepté par la commission. C'est demain que les propositions partiront et seront à Paris dans une quinzaine de jours. Le Colonel m'a donné des notes parfaites et appuie beaucoup cette proposition qui peut me faire ajouter sur le tableau de cette année. C'est mon seul espoir car je crains l'année prochaine d'être trouvé trop vieux; j'aurai 28 ans de service ou tout près et il est difficile de se faire maintenir dans ces conditions.
Nous allons probablement rester ici jusqu'au 4 ou 5 janvier, pour nous remettre un peu en état: depuis mon arrivée je n'ai pas eu une minute à moi, c'est à peine si j'ai pu aller à Tunis faire quelques emplettes indispensables. Je suis on ne peut plus content des chemises et du tricot et j'avoue que j'en avais le plus grand besoin.
Tunis est une ville infecte; la partie française elle même est tellement sale qu'on y patauge jusqu'aux genoux. La ville offre très peu de ressources; j'ai fait plus de dix magasins pour trouver une brosse à ongles, j'ai pris la seule qui se trouvait dans les magasins.
Notre nouveau séjour, Tébourba, est un pays infecte et je crains assez mal sain: nous serons logés dans une grande fabrique, inhabitée de puis très longtemps et située sur le bord d'une rivière: ce doit être un nid à fièvres. Combien de temps y resterons nous, personne ne le sait; je crois cependant que nous avons des chances de rentrer en France les premiers. Cette espérance me fait prendre patience et tu comprendra tout mon désir de revoir ma femme et ces chers enfants. Victoire allait très bien et commençait à se lever: elle se sent beaucoup plus forte qu'après toutes ses couches précédentes. La nourrice est très bonne, très sûre, ce qui lui permettra de se reposer un peu. Il me tarde de connaître notre petite Marguerite qui est dit-on très grosse et très forte. Je suis resté près de 15 jours sans lettre et je n'ai appris la naissance que le 14.
Je comprends toute la peine de Fanny à l'idée de se séparer de sa fille: je regrette bien de ne pouvoir assister au mariage mais tout congé est impossible en ce moment, il faut attendre l'organisation mre   du pays: il faudrait être malade pour avoir un congé de convalescence et je me porte à merveille. Je vois avec grand plaisir que la famille cherche à se rapprocher de nous, puisque tous ont fait des cadeaux à Thérèse. Je veux aussi lui envoyer un petit souvenir et te prie de lui demander ce qui lui ferait plaisir. Il y a ici d'assez jolis tapis de table, des couvertures plus jolies que la tienne mais du même genre, des tapis de pieds etc.: je voudrais lui donner une chose utile. J'ai écrit une longue lettre à Mr Rupp; j'espère qu'elle ne sera pas perdue, les courriers se sont fait si mal pendant notre tournée que je suis sûr d'avoir eu des lettres égarées.
Merci encore chère Alix de toutes les courses que tu as faites pour moi; j'oubliais de te dire que mon concurrent n'a obtenu que le N°69.
Ce matin, pour la première fois depuis près de 3 mois, j'ai pu avoir la messe de notre bon père capucin, toujours aussi bon et aimable; je t'assure que ça a été une grande satisfaction; il y a maintenant beaucoup plus de soldats qu'autrefois, ça fait plaisir.
Au revoir ma chère Alix, je t'aime et t'embrasse de tout mon cœur ainsi que Fanny et Thérèse.

Ton dévoué frère et ami.
Pol


 Manouba, 29 Xbre (1881)

Ma chère Alix,
Hier, notre Général de Division a envoyé au Gal Saussier les mémoires de proposition pour l'avancement et je suis maintenu. Le Gal en chef va sans doute classer toutes ces propositions par ordre de mérite et les envoyer au Ministre: elles sont demandées par le télégraphe et on assure que les promotions paraîtront le 1er Janvier. Ne vas pas croire que je me fais illusion et que j'espère ma nomination; je suis très heureux du résultat déjà obtenu cette année et m'en contente. J'ai des explications sur la manière dont la commission a opéré: elle a fait trois catégories, la première des maintenus, sur le tableau réel, ou supplémentaire, la 2° des discutés et la 3° des non acceptés. Je suis sur la 1ère et reste avec le N°27. On a placé 14 candidats seulement, laissant le reste des places pour l'Etat-Major et les écoles. Ceci est une petite déception pour la cavalerie et mécontente un peu tout le monde.
J'ai la tête si brouillée par les revues que je passe du matin au soir que je ne sais vraiment pas si j'ai répondu à Fanny: en tous cas je vous envoie à toutes deux mes meilleurs vœux pour la nouvelle année et vous embrasse une fois de plus.
Je te remercie bien de ton offre de m'envoyer une caisse d'effets; je suis bien monté en ce moment et puis attendre jusqu'à la fin de l'hiver. D'ailleurs je pense que les magasins de Tunis qui sont en train de se monter auront tout le nécessaire. Il y a déjà une succursale des magasins du Louvre, où j'ai acheté des caleçons; si réellement cette maison a envoyé un représentant, elle a envoyé en même temps tous ses vieux rossignols.
J'ai eu avant-hier une bonne lettre de Victoire qui continue à très bien aller et à reprendre des forces. Il paraît que la petite Marguerite est énorme; c'est la grande amie de Pierre. Je fais aux enfants une petite surprise en leur faisant envoyer du petit St Thomas une corbeille pleine de jouets: le prospectus de la maison étant venu me trouver jusqu'ici, j'ai voulu en profiter et me rappeler au souvenir de ces moutards qui  finiront, si cela continue, par oublier qu'ils ont  un papa.
La position de Mme de Nouville me fait beaucoup de peine; ce serait terrible de la voir tomber en enfance.
Notre future résidence à Tébourba est loin d'avancer comme le voudrait le Général et je crois que notre séjour à Manouba sera prolongé. J'en suis enchanté  pour ma part car je crois que cette grande caserne qui pus l'humidité et le moisi ne sera pas saine. Ici au moins nous sommes en plein air, au milieu d'un bois d'oliviers et sur un terrain très sec. Depuis hier, le temps s'est remis au beau et notre installation sous la grande tente est loin d'être désagréable. Ma porte ouverte je jouis d'un coup d'œil splendide, à gauche le Bardeau  et le haut de Tunis plus le grand lac de Tunis, Manouba et ses beaux jardins, et comme fond du tableau les montagnes de Hammam-Liff et Zaghouan. Quand tout est éclairé par un beau soleil, c'est vraiment un coup d'œil admirable et dont on ne se lasse pas.
Depuis huit jours, ma petite chienne est mère; elle n'a eu qu'un fils qu'elle garde si précieusement qu'elle ne permet à personne d'approcher de ma tente, pas même mes ordonnances ni celui qui lui donne à manger.
Je regretterai vivement de ne pouvoir assister au mariage des jeunes gens, toute permission étant supprimée jusqu'à ce qu'on connaisse le nouvelle organisation du pays. D'après le Gal Carrelet, notre Inspecteur, nous serons des premiers à rentrer en France; Dieu le veuille, c'est tout mon désir.
Au revoir, ma chère Alix, je vous embrasse tous de tout cœur en vous assurant de nouveau de mes vœux les plus sincères pour 82.

Ton dévoué frère.
Pol


 Tébourba, 16 janvier (1882)

Ma chère Alix,
Tu n'auras pas une longue lettre aujourd'hui, le Général allant nous passer la revue trimestrielle et notre installation étant à peine terminée.
Nous sommes les uns sur les autres dans de petites chambres, assez propres il est vrai, mais dont les fenêtres et les portes ne ferment pas. Pour arriver chez moi, je suis obligé de traverser toutes les chambres des officiers et je suis si petitement que je n'ai plus de place pour ma table, c'est l'appui de la fenêtre qui m'en tient lieu. Nous attendons dans quelques jours le général de division qui peut-être changera tout cela.
Le pays est dit-on sain et assez joli, mais l'eau n'est pas très bonne, il faut la filtrer. Il y a du gibier et le Général a permis la chasse.
On ne sait encore rien des propositions spéciales; j'ai eu le N°1 de la Division et j'ai des notes excellentes. Je ne serais pas étonné d'être ajouté sur la liste de cette année, où il vient de se présenter cinq vacances.
Cet espoir me soutient un peu car j'avoue que cette vie devient par trop monotone et ennuyeuse.
J'ai de bonnes nouvelles de Victoire; mes jouets sont arrivés à bon port et ont fait la joie des enfants qui se les sont partagés sans la moindre discussion. Notre petite Marguerite pousse comme un champignon et est très forte.
Au revoir chère Alix, je vous embrasse tous de tout cœur.