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Correspondance de Pol de SURIREY de SAINT REMY mars 1860- 2 nov 1865


Camp d’Hamman-Bel-Khreir Frontière du Maroc                Dimanche 18 mars 1860
Sous la tente

Ma chère Fanny,
Depuis que je ne t’ai écrit, j’ai voyagé pas mal, je suis à 80 heures de Mostaganem sur la frontière du Maroc. Nous resterons probablement 6 mois ici ; tant mieux, le camp est magnifique et très agréable. Nous sommes sur les bords de la Tafna et de la  Monia  deux rivières très poissonneuses, aussi la chasse et la pêche seront notre occupation principale. Cependant on n’ose pas trop s’aventurer, car nous sommes entourés de maraudeurs qui toutes les nuits doivent nous épier pour tâcher de nous voler , et qui nous feraient un mauvais parti s’ils nous rencontraient seuls. Il nous est défendu  d’aller à plus de 6 km sans être armés et seuls, cependant nous faisons de magnifiques promenades à cheval et jusqu’à présent nous n’avons pas même vu un arabe, il est vrai que nous étions en nombre et que nous leur aurions donné du fil à retordre.
Le climat n’est pas très mauvais, il y a quelques  fièvres mais ce n’est rien. Les vivres sont très chers, aussi nous sommes assez mal nourris cependant j’ai tué un peu de gibier, il y en a en masse mais il faudrait aller un peu loin.
Nous avons pour cuisinier un vieux chasseur qui nous fait manger des plats jusqu’alors inconnus, tels qu’une poule au vermicelle, ou au macaroni, des oignons en salade avec des asperges et autres choses de ce genre. Dieu te préserve jamais d’un tel cuisinier.
Nous construisons des gourbis (cabanes en bois) pour l’été, la chaleur est déjà si forte qu’on ne peut pas rester sous la tente dans la journée : les nuits sont  excessivement fraîches, il faut bien se couvrir.
Ce matin j’ai été à la chasse, j’ai tué trois perdrix, si j’avais eu un fusil de chasse je serais revenu chargé comme un mulet : ce soir j’irai prendre un bain aux eaux chaudes, il y a un établissement très confortable.
J’ai appris ton mariage par le dernier courrier, j’espère l’année prochaine avoir le plaisir de faire la connaissance de mon beau-frère. J’attends ce moment là avec impatience.
On parle beaucoup de nous faire rentrer en France, j’espère que ça n’aura pas lieu, la vie en Afrique me plait beaucoup.
Adieu ma chère Fanny, je t’embrasse de tout cœur : ne m’oublie pas auprès de mon beau-frère. Je ne sais pas si tu pourras me lire, j’ai une plume très mauvaise, au camp, c’est déjà bien beau.

 
Camp de Sidi-Bel-Khreir, (mars1860)

Ma chère Alix,

Je ne t'ai pas répondu plus tôt parce que nous étions en voyage; nous avons quitté Mostaganem le 27 février, nous sommes passés par Oran, Tlemcen, les principales villes de la province; nous sommes arrivés ici le 9 mars. Nous sommes campés pour 6 mois au moins, le camp est magnifique et très agréable, ce qui est ennuyeux c'est de ne pas avoir de baraques en bois. Nous sommes tout à fait sur la frontière; nous devons recevoir les impôts des Beni-Snassen, il paraît qu'ils ne veulent pas payer, dans ce cas nous irons leur rendre visite. Le climat n'est pas très mauvais, il y a quelques fièvres, mais ce n'est rien. Nous avons des sources d'eaux chaudes, j'ai été prendre un bain hier, je m'en suis trouvé très bien; il paraît que c'est très hygiénique.
La vie est assez monotone: nous n'avons que le pansage. Le réveil est à cinq heures, mais en définitif on se lève lorsque l'on veut. Moi, voici mon genre de vie: je me lève à 6 heures, je vais faire un tour de promenade soit à pied ou à cheval, un fusil sur l'épaule, je rentre à dix heures pour déjeuner, puis je fais la sieste pendant une heure; je retourne à la pèche jusqu'à 3 heures: puis le pansage, le dîner et enfin je rentre dans ma tente; je lis ou je fais une partie de cartes, voilà toute ma journée.
Il nous est défendu de nous éloigner du camp sans être armé, il n'est même pas prudent de sortir seul, aussi nos promenades sont-elles très restreintes, le plus loin que nous allons c'est 7 ou 8 kilomètres.
Les vivres sont excessivement chers, aussi c'est à peine si notre solde suffit aux dépenses de l'ordinaire . La cantinière ne pouvant pas nous nourrir, nous sommes forcés d'avoir recours à un chasseur qui nous fait manger des plats jusqu'alors inconnus tel que celui que nous avons eu ce matin pour notre déjeuner: une poule au vermicelle et d'autres choses de ce genre; Dieu te préserve jamais d'avoir un pareil cuisinier.
La chaleur est déjà insupportable, on ne peut pas rester sous la tente dans la journée, nous sommes obligés de construire des cabanes (appelées gourbis) que nous creusons d'un mètre et dans lesquelles il fait très frais. C'est un plaisir de nous voir tous travailler: l'ouvrier qui est obligé de le faire pour gagner sa vie ne s'en acquitte pas avec plus de zèle, aussi j'ai déjà des ampoules et des écorchures plein les mains.
J'ai la figure pelée par le soleil, je suis obligé de laisser pousser toute ma barbe, ce qui je t'assure ne me rend pas plus beau.
Aujourd'hui dimanche, que faire! J'ai tellement d'ouvrage que je ne sais par où commencer; d'abord notre tente a besoin d'être tendue; notre gourbis n'est pas fini; nous devons aller chercher des asperges, elles poussent ici comme l'herbe en France; eh bien de tout cela il est probable que je ne ferai rien: ce matin j'ai monté à cheval depuis 6 heures du matin jusqu'à dix heures, j'ai tué quelques alouettes et perdrix, je suis fatigué, je viens de déjeuner, je ferai la sieste, mais avant tout je n'ai pas voulu manquer le courrier, je fais toute ma correspondance. Et puis je suis heureux de pouvoir causer un peu avec vous tous, ça me rapproche de vous.
J'ai appris avec plaisir le mariage de Fanny, je vais lui écrire aussi aujourd'hui: il y a bien longtemps qu'elle ne m'a écrit de ses nouvelles, mais  comment lui mettre l'adresse, je n'en sais trop rien.
Adieu ma chère Alix, je t'embrasse de tout cœur.

Pol


 Mascara, le 11 novembre 1860

Ma chère Alix,

Il y a bien longtemps que je n'ai  causé avec toi, aussi aujourd'hui je veux t'écrire un peu longuement. Notre inspection est terminée depuis quelques temps;  nous avons eu des examens assez sérieux; tous ceux qui désiraient se faire porter sur le tableau d'avancement (tous ceux par conséquent qui sont capables de faire des officiers) étaient appelés à concourir; sur 4 escadrons qui sont à Mostaganem, 9 sous-officiers seulement ont concouru, notre escadron seul a fourni 8 candidats. Le colonel a été très content et c'est une bien bonne note pour nous. L'examen se composait d'une dictée française sur les mots composés, sur les difficultés de la grammaire, de deux problèmes d'arithmétique et d'une question de géographie; l'examen oral, de l'arithmétique jusqu'aux proportions, de la géométrie, et de l'histoire moderne et de la géographie (le sud de l'Europe). Nous avons été prévenus 3 jours avant seulement, plusieurs d'entre nous n'ont pas eu le temps de repasser, quelques uns même, n'avaient jamais vu la géométrie, néanmoins on a assez bien répondu. Je me suis souvenu heureusement des bonnes leçons de mathématiques de Mr Joguin mon professeur à Avon et je m'en suis pas mal tiré. J'avais surtout travaillé mon histoire, j'avais fait un rédigé depuis que je suis à Mascara et je n'ai pas été embarrassé.
Le Général Rochefort, notre inspecteur, nous a tous interrogés sur le terrain et nous a tous fait commander; tous les sous-officiers ont brillé d'une manière remarquable; il en a été étonné. Il n'est resté qu'un jour ici, et avant de partir il a réuni les sous-officiers, contrairement aux habitudes, et nous a dit: mes braves camarades, je suis très content de vous, ce matin vous avez parfaitement répondu sur le terrain, vous m'avez étonné; ne m'oubliez pas, moi je ne vous oublierai pas; adieu mes braves camarades, portez vous bien. Le Colonel, notre capitaine, étaient aux anges; eux aussi ont reçu de beaux compliments.
Malgré tout cela, je ne me fais pas d'illusion sur mon avancement: je ne puis être porté cette année pour officier puisqu'il faut 2 ans de grade: je vois des sous-officiers qui ont une bonne instruction, de belles protections, portés pour officier depuis deux et trois ans et qui cependant ne le seront pas avant un ou deux si nous n'avons pas la guerre. Si j'étais comptable, j'arriverais peut-être plus vite: mais je ne le puis pas, j'écris trop mal, et franchement la vie de bureau ne m'irait pas du tout.
J'ai encore une chance; si les affaires d'Italie  ne s'arrangent pas, notre régiment est sûr d'y aller et il y aurait beaucoup à gagner; d'abord on nommerait 6 sous-lieutenants au régiment, ce qui épuiserait le tableau d'avancement; il faudrait bien porter d'autres sous-officiers; c'est dans une affaire comme celle la que j'aurais besoin d'une bonne protection. Il ne suffit d'en avoir beaucoup, il faut qu'elles arrivent à temps. J'ai bien souvent pensé à Mr de Failly, parent de mon oncle, qui était chanoine à Reims, son frère est Général de division, aide de camp de l'Empereur; s'il voulait s'occuper de moi, lui seul plus que tout autre peut me faire du bien. J'avais envie d'écrire au chanoine que je connais, mais j'ai cru entendre dire dans le temps qu'il n'était pas en très bons termes avec le Général, j'ai laissé cela de côté.
Nous avons reçu l'ordre de rentrer à Mostaganem, nous partons de Mascara le 14; nous avons trois jours de marche. La première journée on traverse des montagnes et des ravins de deux ou trois cents pieds de profondeur; il n'y a qu'un petit sentier qui tantôt serpente autour d'une montagne, tantôt descend avec une rapidité telle que si le cheval faisait un faux pas, on roulerait jusqu'en bas; il y a un endroit surtout où le sentier se trouve sur le flanc d'une montagne, à droite c'est un ravin immense, à gauche la montagne bordée de rochers à pic, le sentier n'a pas plus de deux pieds de large, et cependant jamais il n'arrive d'accident. Quelques fois on monte ou l'on descend sur des rochers taillés en escalier, on dirait à quelqu'un qui ne connaît pas l'Afrique: "j'ai passé ici à cheval", il vous rirait au nez. Les chevaux arabes sont tellement habitués à ces sortes de chemins et ont le pied tellement sûr qu'il faut les laisser marcher à leur guise, vous n'avez pas besoin de les tenir, ils ne feront jamais de faux pas. L'Arabe est né cavalier, il ne connaît que sa femme et son cheval. A trois ou quatre ans il monte à cheval, part au galop, sans bride, avec une simple corde au cou du cheval. Aussi il faut les voir descendant une montagne rapide au galop de charge, franchissant tout ce qui se trouve sur son passage, on dirait que le cavalier et le cheval ne font qu'un. Leur principal amusement est la fantasia: des Arabes en très grand nombre, à cheval, le fusil à la main, se précipitent ventre à terre sur la personne à qui ils veulent rendre honneur, arrêtant leurs chevaux courts à quelques pas d'elle, et jetant leurs fusils en l'air, le rattrapent par la crosse, font feu et repartent à la même vitesse pour revenir de plus belle. C'est un exercice très curieux et qui indique de leur part une bien grande habitude du cheval et une grande adresse.
Les Arabes des villes commencent à se civiliser; on en voit beaucoup dans les cafés, buvant comme nous liqueurs, vins, toutes espèces de choses, jouant aux cartes et parlant très bien Français. Mais ceux du désert sont toujours aussi sauvages, et on ne pourrait les civiliser, qu'autant qu'on pourrait leur assigner un lieu où ils bâtiraient un village et où on les aurait sous la main; mais là est la grande difficulté, car l'Arabe, avant tout, aime le grand air et la liberté. Sous sa tente, l'Arabe se trouve le plus heureux des hommes; sans aucun souci il vit de peu, quelques racines, du froment pilé qu'ils appellent couscous, du mouton de temps en temps, telle est sa nourriture, sa boisson l'eau des fontaines. C'est le peuple primitif. Cependant on parviendra à les civiliser, on les prendra par leur faible, l'argent. Tous les vendredi il y a ici un marché où se réunissent 3 ou 4 mille Arabes de toutes les tribus environnantes; j'y vais très souvent et j'ai été à même d'étudier un peu leurs mœurs, leur caractère. Je connaît un peu l'arabe; en y mêlant quelques mots de français, je sais me faire comprendre; mais c'est une langue bien difficile, il faudrait un bon professeur. Les espagnols, peuple aussi sale que les Arabes, sont aussi en très grand nombre. Les Juifs ont toute la richesse du pays: leur costume est magnifique, surtout celui des femmes; leur robe est ordinairement brodée d'or sur la poitrine, elles ont pour coiffure un mouchoir avec une espèce de diadème, c'est un costume très riche. Quant aux femmes arabes, elles se cachent toute la figure; ce que j'ai remarqué, c'est leur malpropreté. Malgré cela, quelques unes sont très jolies et ont la peau très blanche.
Assez sur ce sujet. Ma mère m'a envoyé son portrait, j'ai demandé à Fanny le sien, je voudrais aussi avoir le tien. J'ai encadré moi-même ce lui de ma mère, il est à la tête de mon lit et il ne me quittera pas.
Il y a un nouveau décret qui autorise les engagés volontaires à se rengager dans la quatrième année de service: on touche mille francs en signant et mille francs à la fin du congé. Je puis me rengager, j'en ai fait la demande au Colonel qui ma ajourné jusqu'à ma dernière année de service, il ne veut pas laisser rengager les sous-officiers, c'est un drôle d'être. J'attendrai jusqu'au mois de février, et l'argent me servira à aller en permission, si nous n'allons pas en Italie.
Adieu ma chère Alix, je t'embrasse de tout mon cœur. Adresse moi mes lettres à Mostaganem.

Pol de Surirey


 Mostaganem, le 13 janvier 1861

Mon cher frère ,

Il est un peu tard pour venir vous offrir mes vœux de bonne année; lorsque vous en connaîtrez la cause, vous voudrez bien ne pas m'en vouloir et les accepter comme je vous les envoie, de grand cœur. Je ne sais pas tourner les compliments, aussi vous dirai-je simplement, je vous souhaite une bonne santé et puissions nous encore vous garder longtemps parmi nous.
Depuis près de trois semaines, j'ai eu au doigt un mal blanc qui m'a fait beaucoup souffrir et dont je suis à peu près guéri; j'ai repris mon service il y a deux jours seulement. Aussi j'espère bien que mon retard ne vous paraîtra pas de l'indifférence et que vous voudrez bien me le prouver en m'envoyant une bonne lettre comme votre dernière qui m'a fait tant de plaisir, et en forçant la paresseuse Fanny à  m'écrire aussi.
Vous devez savoir que nous avons quitté Mascara depuis deux mois bientôt pour rentrer au bercail. Si nous n'avions rien à faire à Mascara, nous rattrapons bien le temps perdu ici. Nous n'avons pas un moment de libre; les classes, les manœuvres, les théories et les écoles nous occupent toute la journée, aussi n'avons nous pas le temps de nous ennuyer.
Que je serai heureux si je pouvais cette année passer quelques jours près de vous, revoir ma bonne mère et ma bonne Fanny. Je ne suppose pas qu'il y ait une colonne ici cette année, nous irions plutôt en Italie si les affaires ne s'arrangeaient pas, ce serait encore un an de retard. Voilà déjà quatre ans que je n'ai vu personne de la famille, et j'ai besoin de me retremper un peu au foyer domestique. Enfin, espérons et attendons; ce jour tant désiré arrivera enfin, que de peines et de fatigues oubliées. Je me vois déjà au milieu de vous, vous racontant mes voyages et mes excursions. Que de fois en traversant ces plaines arides, en escaladant ces rochers, ces montagnes à pied, ma pensée se reportait vers la France où j'avais laissé ce que j'ai de plus cher. Je me rappelais mes jeunes années si heureuses auprès de ma famille, ce temps de collège où j'attendais si impatiemment les vacances, et puis tout à coup le commandement garde à vous me rappelait à ma position et j'oubliais tout un instant pour ne plus penser qu'à la soif et à cette chaleur étouffante. Que j'aurais voulu vous avoir près de moi, comme vous me le disiez dans une de vos lettres, nous aurions admiré ensemble ces points de vue qu'on ne rencontre qu'en Afrique tout en causant de la famille.
Adieu mon cher frère, je vous quitte pour écrire à ma mère. Veuillez montrer ma lettre à Fanny et la sermonner un peu pour sa négligence, il y a si longtemps qu'elle ne m'a donné de ses nouvelles.
Au revoir donc et à bientôt je l'espère.

Je vous serre la main d'affection
Votre frère et ami
P.deSurirey


 Marseille, le 21 juin 1861
Ma chère Alix,

J'ai quitté Fanny mardi dernier, j'avais le cœur gros, car qui sait dans combien de temps nous nous reverrons . Mr Cormier désire beaucoup te connaître: tu ne saurais croire comme il nous aime tous. Son grand désir serait de nous avoir tous réunis à la Volve . Il est toujours aux petits soins pour Fanny, il n'a aucune volonté. Elle lui a fait arranger son parc, on a abattu une centaine d'arbres devant la maison pour des points de vue. Il avait mis à ma disposition cheval, voiture, fusil, toute sa maison enfin; il avait toujours peur que je m'ennuie. Il m'a conduit en voiture jusqu'à Joigny, à 10 lieues de la Volve; en le quittant il a du me trouver bien froid, je n'ai pas eu la force de le remercier, j'avais le cœur tellement gros que j'aurais éclaté au milieu de la rue.
Si Hyppolite voulait faire ce que Fanny lui a proposé, d'habiter la Volve, l'air y est si bon, il serait si bien soigné que je suis persuadé qu'il serait bientôt guéri . Il aime beaucoup la chasse, il y en a une charmante et qui lui conviendrait beaucoup, elle n'est pas fatigante et se trouve à 200 mètres de la maison. Mais il ne veux pas  entendre parler de venir à la Volve, il n'aime pas qu'on s'occupe de sa santé. Je l'ai trouvé beaucoup mieux à Sedan qu'il n'était à Mélimé.  Mme Boucher a été bien bonne pour lui: quel cœur excellent!
Nous avons bien parlé des absents, et tu n'as pas été oubliée, ma chère Alix. Tu seras heureuse de revoir  toute la famille , moi mon tour est passé, il est dit que nous ne pourrons donc jamais nous retrouver tous réunis.
Mélimé ne se vend pas, mon oncle se porte très bien et comme toujours, lorsqu'il revient à la santé, il ne parle plus de vendre. Ma mère a une vie bien triste : mon oncle ne peut se passer d'elle un instant; Thérèse par ci, Thérèse par là et toujours Thérèse. Comment fera-t-il donc lorsqu'il aura vendu Mélimé; je suis sûr qu'il ne pourra jamais la quitter; je voudrais cependant bien la voir avec Hyppolite, elle le soignerait si bien et puis au moins il ne serait pas toujours seul.
Je suis à Marseille jusqu'à mercredi prochain, il n'y a qu'un bateau par semaine et j'ai manqué le dernier. Je m'y ennuie à mourir, je ne connais personne et je ne puis pas toujours être dehors. Aussi j'en profite pour écrire; je suis toujours aussi paresseux et cependant je suis si heureux lorsque je reçois une lettre de la famille.
J'ai enfin fini par mettre la main sur Monsieur Cavalier; il est à Paris et tient une pension qui va très bien, il a une 60 d'élèves. Il demeure près de Fanny , malheureusement je ne l'ai su que la veille de mon départ de la Volve. J'ai bien prié Fanny d'y aller et je lui écris aujourd'hui longuement; je ne pourrai jamais trop le remercier.
Mr de Blangy a vu mon Colonel, je ne dis pas s'il est content de moi ou non, Fanny te le dira, mais je ne puis me vanter. Cette année, il est impossible d'être porté pour officier, il me l'a promis pour l'année prochaine. Fanny s'imagine que dans un régiment il suffit d'un nom et d'un peu de protections, elle ne sait donc pas que sur 64 sous-officiers qui composent le corps, il y en a 20 dans la même position que moi. Depuis 1856, il y a eu 26 places de sous-lieutenants, 6 seulement pour les sous-officiers, le reste pour les écoles , et bien le plus jeune n'avait pas moins de 10 ou 11 ans de service et était peut-être le meilleur sous-officier du régiment. En voyant cela , je n'ai pas lieu de me décourager, au contraire, il faut que je me fasse ressortir par mon instruction militaire puisque mes concurrents ont aussi de très beaux noms, des protections et outre cela, quelques uns de la fortune. ; il me faut donc, comme je te le disais, me faire remarquer par autre chose que cela. J'ai aussi une qualité dont je ne devrai cependant pas te parler, et qui me fera ressortir, c'est l'équitation, et c'est un grand point, quelquefois pour un Inspecteur.
Si nous rentrons en France dans deux ans, comme je le pense, je demanderai certainement un congé et je tâcherai de le faire coïncider avec ton séjour en France. Tu ne me dis rien de ma photographie, elle n'est pas belle, mais enfin tu as une idée de mon physique brûlé un peu par le soleil. Je tiens à avoir la tienne, comme celle de toute la famille, et j'espère que l'hiver prochain j'en aurai une.
Nous avons bien ri avec Mr Boucher de celle de mon oncle: on ne sait pas où il a été pêcher son habit à la française; ma cousine prétend qu'il l'a loué au temple à cette occasion. Elle a voulu à toutes forces m'habiller en femme: nous avons été faire une visite et j'étais très bien, j'ai même fait la conquête d'un cuirassier, ce qui m'a beaucoup flatté. Ma cousine prétend que depuis ce jour là on ne peut plus rien me dire.
Adieu ma chère Alix, je t'aime et t'embrasse de tout cœur.

Pol

A ma prochaine lettre, je te donnerai quelques détails sur Marseille qui est une très jolie ville.


 Mostaganem, le 30 juillet 1861

Ma chère Alix,

Je suis rentré ici le 2 juillet; mes camarades me reçurent parfaitement et je m'aperçus avec plaisir que je m'étais fait de bons amis. La première nouvelle qu'ils m'annoncèrent fut l'arrivée du Général Inspecteur qui devait commencer ses opérations le 9. Tu dois penser que les deux mois que j'avais passés en France n'avaient guère été employés au travail, aussi je me trouvais en retard. Cependant, j'avais encore quelques jours devant moi, j'en profitai pour repasser en si peu de temps ce que nous mettons des années à apprendre, c'est à dire la théorie, ou pont aux ânes des sous-officiers et officiers. Je m'en tirai parfaitement, je reçus même des compliments.
Le Colonel avait bien raison de dire qu'il lui était impossible de me porter cette année sur le tableau d'avancement, il n'y avait pas de places. Depuis l'année 56, nous avons eu au régiment 18 nominations de sous-lieutenant, 6 seulement pour les sous-officiers. Tous ceux qui sont portés le sont depuis plusieurs  années, ont en moyenne 12 ans de service et ne passeront pas cette année, à moins d'une expédition où nous ayons quelques morts. C'est désespérant, aussi beaucoup de sous-officiers vont quitter le régiment et rentrer dans la vie civile; on en viendra à ne plus avoir d'autres officiers que ceux de St Cyr. Et cependant , un sous-officier qui a 10 ans de service ne mérite-t-il pas plus tôt l'épaulette; lui qui a sacrifié les plus belles années de sa vie, qui s'est mis en quatre pour à la fin du mois payer avec … (illisible) les dépenses qu'il est obligé de faire pour son entretien seulement, qui en un mot a mené une vie misérable, loin de sa famille, de ses amis, entouré d'individus qui ne cherchent qu'à le dénigrer pour lui passer sur le dos; et bien non, on ne lui tiendra pas compte de ce qu'il aura souffert, on lui dira continuez, continuez, tout le monde est content de vous, vous êtes un bon s-officier, vous faîtes très bien votre métier et lorsqu'il aura continué comme cela pendant 25 ans, on lui dira allez vous en , vous êtes trop vieux, vous n'êtes plus bon à rien, et il s'en ira avec 700 francs de pension mourir dans un coin où personne ne pensera plus à lui. Mais, me diras-tu, un jeune homme qui a de l'éducation, de l'instruction, une bonne conduite et surtout des protections réussit toujours: je t'en citerai 30 du régiment qui ont tout cela et qui malgré cela  désespèrent . Oh! Il faut avoir du courage, il faut se dire: je veux parvenir, il me faut une position, je l'aurai. C'est ce que je me dis tous les jours et, en pensant à ma famille, je reprends courage et j'espère.
A dix-sept ans, on voit tout en beau, on ne pense qu'à s'amuser, mais arrivé à un certain âge, la raison revient, on voit alors les choses telles qu'elles sont. Ce qui me désespère quelquefois c'est de penser que restant si longtemps sans avoir l'épaulette, vous pourrez croire que ma conduite en est cause.
Je te parle à cœur ouvert, je ne voudrais en dire autant à ma mère, ça lui ferait beaucoup de peine, mais ne crois pas non plus que j'ai jeté le manche après la cognée; au contraire, le découragement des autres remonte le mien, il faut être égoïste chez nous; chacun pour soi, Dieu pour tous, c'est notre proverbe.
Je vais perdre mon meilleur ami , celui dont je t'ai déjà parlé: il passe aux spahis, il a de très jolies protections et il réussira plus facilement qu'ici. Ce matin je lui ai fait sa malle et je t'assure que tous les deux nous sentions davantage combien il est doux d'avoir un ami sincère. Vendredi prochain, je vais l'accompagner à Mascara, il y a dix huit lieues; je ne resterai probablement que jusqu'au dimanche dehors, il faut que je sois rentré ce jour là.
J'ai reçu par le courrier dernier une lettre de Fanny; elle voudrait bien que tout soit fini, pourvu que ce soit un petit neveu, il ne s'engagera pas celui-là, je t'en réponds . Je saurai l'en empêcher. Fanny me dit que ma mère a passé une semaine avec Mme Boucher et Hyppolite; sa santé s'améliore, il y a un mieux sensible et j'espère bien qu'à la fin de l'été il sera tout à fait remis. Quant à ma mère, elle est toujours la même, aussi bien portante  et trottant toujours. Mon oncle ne veut plus vendre Mélimé, j'en étais sûr, il ne pourra jamais se passer de ma mère.
Je viens d'écrire une longue lettre à ma cousine Boucher; son séjour à la Volve lui aura fait beaucoup de bien. Du reste, elle t'aura sans doute raconté nos promenades et la manière dont je la conduisais. Quel excellent cœur et qu'Hyppolite serait bien soigné s'il acceptait ta proposition; mais je suis comme toi, j'ai bien peur qu'il ne veuille pas en entendre parler.
Nous n'avons plus rien à faire, pour quelques temps seulement; j'en profite pour faire quelques petites excursions et prendre des bains; la plage est magnifique, et lorsque les vagues sont fortes c'est un exercice bien amusant. J'attends l'ouverture de la chasse avec impatience et je veux en profiter le plus souvent possible.
Nous sommes logés dans des baraques en planches, la chaleur y est insupportable. Cependant je me plais beaucoup dans la mienne; j'y ai fait des dépenses folles…
(suite manquante)


 Tarbes , le 26  Xbre 1861

Ma chère Alix

J'ai été bien paresseux, il y a bien longtemps que je ne t'ai donné de mes nouvelles; en arrivant ici j'ai été malade, j'ai cru un moment être obligé d'entrer à l'hôpital; j'avais échappé aux fièvres d'Afrique et il me fallait rentrer en France pour tomber malade; j'étais devenu tellement maussade que je n'avais plus de goût pour rien. Heureusement ça n'a pas duré longtemps, je me porte on ne peux mieux maintenant. Je me suis remis au travail avec ardeur, j'en ai bien besoin, j'aurai beaucoup de concurrents l'année prochaine à l'Inspection; il n'y aura que deux places et il faut en avoir une. Notre Colonel va probablement passer dans la garde, ce serait un grand malheur pour moi, car celui qui le remplacerait aurait ses protégés et ne serait peut-être pas aussi bien disposé pour moi que celui-ci. Mais quand même je ne réussirais pas, je veux  travailler; j'aurai au moins la consolation d'avoir fait mon devoir et de n'avoir rien à me reprocher. Alors, par ma conduite et ma manière de servir, je veux obliger mes supérieurs à faire quelque chose pour moi.
J'admire le procédé dont s'est servi ma cousine Boucher pour retenir Hyppolite auprès d'elle, j'en suis heureux et je ne doute pas qu'avec le beau temps et les soins de ma cousine, Hyppolite ne se rétablira promptement. Je l'aurais vu avec peine passer l'hiver à Mélimé avec mon oncle, la vie aurait été pour lui bien monotone et il fait bien froid, surtout lorsqu'il y a de la neige; on ne peut sortir sans en avoir jusqu'aux genoux. Ma mère a du être bien triste de quitter la Volve, elle y était si bien et si tranquille; elle va encore être garde malade; quelle existence pour elle; pourvu que mon oncle se rétablisse promptement et vende Mélimé; lorsque j'y étais il avait l'intention bien arrêtée de s'en défaire.
Fanny me parle toujours beaucoup de la petite Thérèse, ce qu'elle m'en dit me donne bien envie de la connaître; si je réussis à l'Inspection, je trouverai un moyen pour m'échapper d'ici et aller passer quelques jours à la Volve; du reste nous nous sommes promis Mme Boucher et moi de nous y retrouver ensemble.
Avant hier j'ai fait une partie délicieuse; moi et de Rancourt, dont je t'ai parlé quelques fois, avons été à Bagnières de Bigorre; nous avions une voiture de louage, nous sommes partis d'ici à 11 heures, la route est charmante et bordée de villages assez considérables. Nous sommes arrivés à 1 heure à Bagnières; nous n'avons eu que le temps de voir les principales curiosités, entre autres les établissements de bains; Bagnières se trouve aux pieds des Pyrénées, dans une gorge assez profonde; l'été ce doit être une résidence charmante, mais maintenant c'est bien triste, nous n'avons pas rencontré vingt personnes dans les rues; la vie y est excessivement chère, cependant nous n'avons pas été trop écorchés. Nous sommes rentrés à Tarbes à 9 heures du soir. Vers 11 heures, je fus réveillé par les cris au feu, par le tambour, la trompette; en un instant le régiment fut sur le lieu de l'incendie; une maison était déjà à moitié brûlée, heureusement il n'y avait pas de vent, ça n'a rien été du tout. Le propriétaire de la maison voisine voulut à toutes forces déménager, on fit passer par la fenêtre tous les meubles, le linge, malheureusement tout fut brûlé ou perdu; il y a toujours des individus qui se trouvent là à point pour ramasser ce qui traîne, et ces sortes de gens sont assez nombreux.
Je viens de recevoir une lettre de ma mère; elle me dit qu'elle a trouvé mon oncle bien souffrant, il est tout démoralisé et ne peut lier deux idées ensemble. Hyppolite allait mieux: je voudrais bien le voir entre les mains du docteur de Perceval: c'est le cousins d'un de mes meilleurs camarades, il a guéri plusieurs maladies et je suis persuadé qu'il guérirait Hyppolite. C'est un homme très distingué, et qui est très connu à Marseille où il possède une belle clientèle.
Nous avons un temps superbe; les matinées sont très fraîches mais aussitôt le soleil levé il fait très bon; les brouillards sont très épais et rafraichissent un peu la température, mais ils ne tombent que le soir. La semaine dernière, le soleil n'a pas paru une seule fois, il faisait très froid et j'aurai beaucoup de peine à m'habituer à cette température. J'avais voulu louer un poêle, la dépense n'étais pas grande, mais le bois est tellement cher que j'y ai renoncé; quand j'ai trop froid je me mets dans mon lit. Notre vie est assez monotone, il n'y a ici aucun amusement; on ne connaît que le café; heureusement je n'en ai pas pris l'habitude et je m'en trouve bien mieux. Je lis beaucoup, j'ai pris un abonnement à la lecture; il est vrai que le choix de la bibliothèque n'est pas très recherché, mais ça me fait passer les longues soirées d'hiver.
Adieu ma chère Alix, je t'embrasse de tout cœur et te souhaite une bonne année et bonne santé.

Pol de Surirey

Lorsque tu te feras photographier, n'oublie pas de m'envoyer une épreuve, j'y tiens beaucoup.


 Tarbes, le 6 février 1862

Ma chère Alix,

Tu as dû recevoir ma lettre dans laquelle je te donnais tous les détails que tu me demandes, elle se sera croisée avec la tienne que j'ai reçue hier soir; je te remercie de l'argent que tu m'envoies; ici mes dépenses sont très restreintes, quoique j'aime de temps en temps à m'offrir quelques petites choses qui me changent un peu la nourriture si fade de l'hôpital .
Je m'habitue à la position horizontale, les premiers jours j'avais des douleurs dans tout le corps, je ne pouvais pas dormir; aujourd'hui je vais tout à fait bien, j'ai la jambe tout à fait endormie. Notre nourriture se compose de la soupe matin et soir, un morceau de viande et un peu de légumes, avec cela un verre de vin et un morceau de pain énorme, tu vois que nous ne sommes pas malheureux; si la nourriture était un peu plus variée, je me plairais presque dans cette chambre.  Nous sommes logés au 2ème étage, mon lit est près de la fenêtre et il fait si beau qu'elle reste ouvert toute la journée: j'ai une vue superbe, le chemin de fer qui passe à cinquante mètres d'ici et derrière, la plaine couverte de villages. Je regretterai toujours de ne pas avoir appris le dessin un peu mieux, je pourrais t'envoyer cette vue et travailler de temps en temps.
Les sœurs sont toujours très bonnes pour nous: avant hier la sœur de notre salle vint nous demander si nous avions assez à manger, je lui dis en riant que je mangerais volontiers un peu de dessert, elle redescend aussitôt à la cuisine et me rapporte un énorme pot de confiture avec un morceau de pain à faire sauver un Anglais, me disant qu'il ne fallait pas me gêner, que j'avais besoin de prendre des forces; depuis ce jour elle ne manque pas de venir à chaque repas me demander si j'en ai assez. C'est elle qui est ma caissière: lorsqu'un malade reçoit un mandat, il le donne à la sœur qui va elle-même le toucher à la poste, de la sorte, c'est elle qui tient tous nos fonds, et elle ne manque jamais de venir et de nous forcer à acheter une blague à tabac, vente dont le produit est affecté aux pauvres; tu dois bien pensé que je n'ai pas échappé, j'en ai déjà deux. La supérieure n'est pas venue depuis quelques jours, nous aurons probablement sa visite ce soir; si tu savais comme elle est bonne, elle cherche à nous consoler un peu; toutes les fois que je l'aperçois, il me semble voir ma mère, c'est la même démarche, la figure aussi douce, aussi bonne qu'elle.
J'ai reçu hier une lettre de Fanny: Mr de Blangy était à la Volve et s'occupait beaucoup de moi; malheureusement je crains bien de ne pouvoir rien faire cette année; je serai très probablement envoyé en convalescence. Fanny me dit qu'il ne faut pas en parler avant l'Inspection, elle ne se figure pas que d'ici au mois d'août, je ne pourrai peut-être pas reprendre mon service; la fracture, sans être très mauvaise, sera très longtemps avant de se guérir complètement, elle part de la cheville et va en remontant. On ne peut pas m'envoyer aux eaux cette année, il paraît qu'il faut attendre 18 mois, sans cela les eaux ne peuvent que faire du tort. Voici ce que je comptais faire: l'appareil sera enlevé le 1er mars, j'attendrais ici quelques jours, que ma jambe ait repris un peu de force et j'irai  passer 3 mois à la Volve jusque vers la fin de juillet: je travaillerai un peu, car je sens que j'en ai besoin et je reviendrais pour l'Inspection. Tu ne saurais croire comme j'ai oublié depuis que je suis au régiment, je ne sais presque plus mon histoire. Il est vrai que les examens sont peu de choses, une dictée pour les difficultés de la grammaire, un peu d'arithmétique, la géographie de l'Europe et l'histoire depuis 1453, mais surtout les guerres de l'Empire; quant à la théorie, je la sais bien, je n'aurai qu'à la repasser deux ou trois fois, c'est très difficile à apprendre mais quand on l'a bien su, on ne peut pas l'oublier. Dans tous les cas, je verrai ce que le Colonel dira à Mr de Blangy et s'il faut rester, j'en prendrai mon parti.
Adieu ma chère Alix, je t'embrasse de tout cœur, et compte sur ta photographie, j'y tiens beaucoup.

Ton frère dévoué
Pol de Surirey


 Le 27 mars 1862
Ma chère Alix,

Il faut avouer que Fanny a bien des distractions, j'ai reçu la lettre qu'elle t'écrivait, tu auras eu sans doute celle qui m'était destinée. Je t'avoue franchement que je l'ai lue et que j'ai vu avec plaisir que tu venais passer deux mois en France. Les projets de Fanny me contrarient un peu; Mélimé étant vendu , je ne puis y aller jouir de ma convalescence, d'un autre côté, Fanny n'étant  pas à la Volve, je ne voudrai gêner Mr Cormier, je ne sais à quoi m'en tenir. Je vais avoir ma convalescence vers le 10 ou le 12 avril, je partirai aussitôt; je ne puis encore marcher sans béquilles, cependant hier j'ai fait quelques pas avec une canne seulement, mais aujourd'hui je ne puis pas poser le pied à terre: il y a toujours beaucoup d'inflammation, j'aurai un suros assez gros et je crains bien d'être longtemps avant de marcher comme il faut. Je ne sais plus que devenir, tout m'ennuie, lecture, jeu, causerie,; je n'ai seulement pas le courage d'écrire; la nourriture de l'hôpital est tellement fade que j'en suis dégoûté, je suis obligé d'acheter un tas de saletés qui certainement ne sont pas très fortifiantes mais au moins me font manger un peu. Je n'ai pas voulu demander moi même un congé de convalescence, j'ai attendu le bon vouloir du docteur qui me l'a proposé il y a quelques jours en me conseillant fortement de le prendre. Selon ce que le Colonel dira à Mr de Blangy, je reviendrai pour l'Inspection, car si je dois être porté pour officier cette année, je ne voudrais pas pour tout au monde manquer cette occasion, elle n'arrive pas souvent et il faut la saisir au vol; mais je n'y ai pas confiance car il n'y en a que deux à porter et d'après ce que l'on m'a assuré, ces deux places seraient données à deux adjudants.
Dimanche prochain, les officiers et sous-officiers du régiment et près de 150 jeunes gens de la ville font une cavalcade au profit des pauvres, j'en ai entendu parler beaucoup, elle sera superbe, je demanderai l'autorisation de sortir, ce sera une petite distraction et j'en ai besoin.

31 mars
Ma chère Alix, je n'ai pas eu le courage de terminer ma lettre tout d'un coup, tu ne saurais croire combien je m'ennuie. Hier j'ai obtenu avec beaucoup de peine le permission de sortir pour aller voir la cavalcade: je suis parti avec mes quatre jambes à 9 heures du matin, je suis arrivé au quartier à 10 heures, il ne faut qu' 1/4 d'heure à un homme valide, j'ai déjeuné avec mes camarades qui m'attendaient avec impatience et m'ont témoigné beaucoup d'amitié. La cavalcade est sortie à midi; j'avais été me placer à une fenêtre sur son passage; la veille, il avait fait un temps affreux, le matin même il pleuvait un peu, vers 9 heures le temps s'est levé et elle a pu sortir. Un peloton d'Arabes la précédait, puis venait les sapeurs, le tambour major et son petit-fils et un groupe de costumes d'une richesse incroyable; venait ensuite le char des quatre saisons suivi de groupes grotesques avec des costumes impossibles; trois autres chars, le char des charlatans, le char romain et le char des orphéonistes, puis un autre groupe de costumes grotesques et enfin une autre groupe d'Arabes. Les jeunes gens de la ville et les officiers avaient des costumes qui coûtaient jusqu'à 4 ou cinq cents francs, mais qu'on ne voyait qu'une fois avec plaisir, c'était beau mais ça ne disait rien; les sous-officiers au contraire avaient des costumes faits par eux-mêmes et qui ont eu un succès prodigieux; malheureusement, la pluie est survenue vers trois heures, beaucoup de personnes sont parties, la recette a été de 2000 francs à peu près. Je me suis contenté de voir tout cela de ma fenêtre, je n'ai pas osé me mettre dans la foule et je suis rentré ici vers quatre heures bien fatigué; malgré cela, cette promenade m'a fait beaucoup de bien; je me sens plus de tonus aujourd'hui, je marche bien sans béquilles, mais je n'ose pas encore descendre dans la cour avec une canne seulement. Tous les officiers que j'ai rencontrés hier m'ont témoigné beaucoup d'amitié: le Colonel surtout, il se promenait avec sa femme, ils sont venus au devant de moi demander de mes nouvelles, Mme de Bernis a été très aimable.
Adieu ma chère Alix, je t'embrasse de tout cœur, à bientôt je l'espère, nous aurons le temps de causer, je te raconterai mes fameuses campagnes d'Afrique où je n'ai seulement pas tiré un coup de fusil que sur du gibier.

Pol de Surirey


 Tarbes, le 7 mars 1863

Ma chère Fanny,

Notre rentrée à Tarbes  m’avait tout à fait démoralisé, pendant plusieurs jours je faisais tout à contre-cœur, il a fallu cependant en finir et maintenant je n’y pense plus ; j’ai repris mon service avec courage. Mais quelle différence avec Bayonne  : là-bas, trop éloigné pour aller souvent en ville, je m’étais créé des occupations très agréables : dans la journée je chassais, je montais à cheval, j’allais visiter les environs, le soir, assis au coin d’un bon feu, dans ma chambre que j’avais décoré de mon mieux et où je trouvais tout le confortable dont peut jouir un sous-officier, je lisais ma théorie ou mon histoire, je me préparais aux examens de l’Inspection. Mon officier de peloton avait été assez aimable pour me prêter quelques livre nouveaux que je ne connaissais pas . Et puis cette grande liberté, je n’étais presque jamais en tenue, j’étais le seul sous-officier restant à l’escadron, tous les autres étaient absents, malgré cela je ne m’ennuyais pas. Ici tout est bien changé, la discipline est sévère et ne pardonne pas. Théorie, manœuvres, écoles nous prennent toute la journée, nous n’avons guère que la soirée de libre. Les autres sous-officiers sont rentrés, je loge avec de Rancourt , nous sortons rarement, nous avons loué une table et quelques chaises, nos amis viennent nous rendre des visites et nous causons jusqu’à 6 heures du soir  sans penser même à sortir.
Nous allons bientôt quitter Tarbes, on en parle beaucoup, mais on n’est pas bien fixé sur notre nouvelle garnison: je voudrais bien que ce fût Paris et nous avons beaucoup de chances pour y aller. Là je pourrais plus facilement faire agir mes protections, je serais plus certain d’être porté sur le tableau d’avancement. Ne m’as-tu pas dit que tu connaissais le Mal   Mac-Mahon ? Il faut s’y prendre de bonne heure cette année, on ne saurait faire trop de démarches. J’ai un concurrent bien redoutable, le cousin de Mr d’Agoult, chef d’escadron au régiment : il est plus jeune que moi, il n’a pas grande instruction militaire ni première, mais il a un nom, de la fortune et des protections, il est très à craindre.
Notre colonel part demain pour Paris : dis le à Mr de Blangy, il pourra peut-être le voir. Nous aurons cette année au moins deux places sur le tableau d’avancement et je ferai tous mes efforts pour en avoir une : de ton côté fais aussi tout ce que tu pourras, une lettre au Mal MacMahon  ferait bien bon effet.
Je suis bien content que vous renonciez au séjour de Paris, nous en avons parlé avec ma mère et Alix, et nous étions tous les trois d’accord pour que vous l’abandonniez au moins pour quelques années. Que je serai donc heureux lorsque je verrai notre bonne mère avec vous, ce sera un bien grand bonheur pour elle : elle est toujours bien triste et le séjour de Mélimé  n’est pas fait pour la distraire beaucoup.
Je la vois déjà jouant avec Mlle Thérèse, qui doit être maintenant une grande personne, ou bien lui chantant quelques vieux airs pour l’endormir.
Elle m’écrivait il y a quelques jours et me parlait de la vente de Mélimé, on espère trouver un acquéreur pour le printemps; mon pauvre oncle est bien tourmenté, je voudrais bien voir tout cela arrangé.
Eulalie m’a envoyé dernièrement la photographie de notre pauvre Hippolyte ; elle est très bien et il paraît moins souffrant que sur la photographie que tu as. Donc le 1er janvier je me suis offert un album, je vous ai tous là sur la table.
Comment va mon beau-frère ? Je suis bien paresseux, il y a longtemps que je ne lui ai écrit : est-il à paris maintenant ? A quelle époque comptez-vous retourner à La Volve. La semaine prochaine, je lui écrirai longuement.
As-tu pu enfin te débarrasser d’Albertine ? J’en doute. Quelle est ta cuisinière ? Je t’engage à ne pas prendre un de ces cordon bleu de Paris qui font si bien danser l’anse du panier, car je crois que Marguerite avait acquis un grand talent dans ce genre d’exercice.
Adieu ma chère Fanny, je t’aime et t’embrasse de tout cœur. Un gros baiser pour Thérèse et une bonne poignée de main pour Mr Cormier.

Ton frère et ami
Pol de Surirey


Ne m’oublie pas auprès de Mr et Mme de Blangy, dans quelque temps je lui écrirai pour lui rappeler ses promesses et le prier de voir le colonel ou au moins de lui écrire.

Lettre à sa cousine Eulalie BOUCHER:

 1er septembre 1863

Ma chère commère ,

Bonne nouvelle, je suis porté pour sous-lieutenant; l’inspection est terminée, les questions ont été enlevées d’assaut, et maintenant je me repose. Encore deux ans   , peut-être moins, et je serai arrivé au but tant désiré. La course aura été longue, mais j’espère cependant ne pas y perdre haleine. Je me vois déjà capitaine, un gros ventre, de grosses moustaches, je vais planter mes choux, tailler mes arbres, je fais sauter mes enfants sur mes genoux, car j’espère bien me marier, à moins toutefois que l’on ne me trouve trop vieux et qu’on me jette dans un coin. Je deviens maire de ma commune, capitaine de la garde nationale, membre du bureau de bienfaisance etc… et on dit de moi : c’est un bon père et un bon époux .
Mais assez de bavardage comme ça ; d’ici là qu’arrivera-t-il ? Dieu seul le sait, car c’est à peine si l’on peut former des projets pour l’avenir. Contentons-nous du présent, on se bâtit des châteaux en Espagne, l’échaffaudage est peu solide et lorsqu’il s’écroule le réveil est bien amer quelquefois.
Que sont devenus ces beaux jours que nous avons passés ensemble ici ; vous rappelez-vous nos courses à Châteaurenard, le fou rire  qui nous prenait en entrant dans un village, notre voyage aux Vaillants et ce bon père Rozier qui nous faisait bien rire ; nous étions heureux à cette époque, qui eût pensé qu’un an après nous aurions à pleurer des personnes qui nous étaient chères. Nous en parlons bien souvent ici, ma chère cousine, et voudrions bien vous avoir parmi nous. Lorsque vous viendrez, il y a longtemps que j’aurai quitté la Volve ; heureusement le voyage n’est pas long et j’espère bien venir vous embrasser.
Que devient donc la chère cousine Doyen  ? Elle fait sans doute toujours des rideaux ; depuis 10 ou 12 ans que j’ai le bonheur de la connaître, je ne lui ai jamais vu faire autre chose ; sans doute elle a à Paris ou dans quelqu’autre grande ville un correspondant qui se charge de les placer. Paul  demande souvent de mes nouvelles, c’est un bien bon garçon que j’aime beaucoup, et j’espère qu’il se chargera de faire danser les écus, je le verrai avec plaisir.
Et vous, ma bonne cousine, que devenez-vous ? que faites-vous ? parlez-moi de tout cela, je m’intéresse toujours beaucoup à vous. Mon album de photographies n’est pas plein, il y a de la place pour la vôtre et j’y tiens essentiellement ; vous avez la mienne, par conséquent ce ne sera qu’un prêté pour un rendu.
J’écris aujourd’hui à Charles de Surirey   pour lui demander sur la famille de mon père quelques renseignements dont je pourrai avoir besoin un jour. N’a-t-il pas ajouté à son nom celui de St Remi  ? je voudrais savoir si nous avons le droit de le porter. Un officier qui a un beau nom, fait ordinairement un bon mariage et je serai très content d’ajouter St Remi au mien.
Thérèse est bien gentille, elle est aussi avancée qu’un enfant de trois ans : elle a l’intelligence très développée et comprend très bien tout ce qu’on lui dit, on n’a pas besoin de lui répéter deux fois, elle est très caressante et fait les délices de ma mère qui se porte aussi très bien ; elle a très bonne mine et paraît très heureuse de se trouver ici. Elle vous aura sans doute parlé de mon beau-frère et de Fanny, je ne vous en dirai donc rien.
Adieu ma chère et bonne cousine, je vous aime et vous embrasse de tout cœur.

Votre tout dévoué compère et ami.
Pol de Surirey
Sous-officier au 1er Chasseurs
Chartres  (Eure et Loir)


 Laon, Aisne, le 7 septembre 1863.

Mon cher Pol,

Je m'empresse de répondre à votre lettre du 1er septembre et de vous fournir sur la famille de votre père les renseignements que je possède. En écrivant au bourgmestre de Mettey, province de Namur (Belgique) vous obtiendrez l'acte de naissance de votre père qui indique positivement de Surirey de Saint Remy fils de de Surirey de Saint Remy. Je crois qu'au moyen de cette preuve il vous sera facile d'obtenir l'autorisation de porter ce second nom. Du reste M. ou Mme Cormier pourront s'en informer à Paris. J'ai un cachet de famille qui est surmonté d'une couronne de marquis, j'ignore beaucoup de choses sur la famille, mon père étant le cadet n'a eu que très peu de souvenirs. Je crois que notre grand-père  était à l'âge de 30 ans Colonel des Grenadiers de France, que son père était trésorier et Directeur général des Ponts et Chaussées , que le père du directeur général était receveur général de la province du Dauphiné , que le père du Directeur général était fils du Lieutenant de l'artillerie de France de Surirey de St Remy qui fut écrivain très distingué dans l'artillerie qui a laissé un ouvrage qui demeurera aussi longtemps que durera cette arme , en souvenir de son mérite Louis Quatorze lui a donné un livre qui doit être dans la bibliothèque de votre mère .
Suivant des renseignements que je crois sérieux, nous descendons d'un Comte de Surrey d'Angleterre, un de Surirey aurait épousé une de Valois .
Les filles du receveur général de Surirey de St Remy auraient épousé les marquis de Mirville, de Comaque, de Trudaine, de Fremeur et le Comte de Pierrepont. J'ignorais qu'il y eut des de Surirey de Boissy et des de Surirey de Scry , ce dernier renseignement pique vivement ma curiosité, si Mme Cormier pouvait par des de Mirville, de Grisenoy où de Blangy éclaircir cette parenté, vous me feriez plaisir en m'en entretenant . je désire bien ardemment que vous soyez nommé officier, du courage et de la persevérance et vous vous en trouverez bien un jour, l'état militaire est celui qui convient le mieux aux fils des anciennes familles.
Veuillez, quand vous écrirez à la Volve offrir mon respect à ma tante et à Fanny, compliments affectueux pour Mr Cormier.
Vos cousines et votre jeune cousin me chargent de vous dire mille choses aimables.
Ecrivez-moi, donnez-moi des nouvelles de tout ce qui vous est cher.
Courage et persévérance, vous arriverez.
   
Votre bien dévoué Cousin
de Surirey


 Château-Renard, le 10  8 bre 1864

    Madame la Comtesse ,

    Ma sœur, Mlle Alix de Surirey, reconnaissante de vos bontés pour elle et pour prévenir tout retard, me charge de vous transmettre directement les renseignements qui l'intéressent particulièrement et qui concernent notre famille.
    Par leur origine, par leurs alliances, notre père et nos ayeux appartiennent à la noblesse de France; les fonctions dont ils étaient pourvus , dont les titres sont relatés dans la note ci-jointe et qui pour la plupart comportaient de plein droit les privilèges nobiliaires, leur blason constaté par les cachets dont ils accompagnaient leurs signatures, qu'ils nous ont légués et dont les empreintes sont jointes aux pièces, le rang qu'ils ont occupé attestent suffisamment qu'ils faisaient partie de la grande classe des Gentils-hommes; il résulte même de certains diplômes adjoints aux pièces qu'ils ont servi honorablement en Autriche, notamment Mr de Surirey, mon père, et le Général de Wacquant, notre cousin germain maternel, décédé à Vienne en 1844: il occupait un poste distingué, celui de chambellan et de conseiller d'Etat ;il est mort à l'âge de 90 ans et enterré à Mauer.
    S'il arrivait que les détails que nous vous transmettons fussent insuffisants, il faudrait l'attribuer à ce que la révolution a compromis plusieurs de nos papiers.
    Voulez-vous bien, Madame la Comtesse, agréer les remerciements de toute notre famille et la respectueuse gratitude de ma mère et de votre
très humble serviteur

P. de Surirey


P.S. Auriez-vous, Madame la Comtesse, l'extrême obligeance de recommander qu'une fois  vérification faite des pièces, elles soient remises à Mlle de Surirey pour la famille à laquelle elles sont d'un intérêt majeur.


 Joigny , le 9 8bre 1865

Je suis tout à fait rétabli, ma bonne mère, mon indisposition n’a duré que peu de jours et je me prépare à faire le grand voyage. Je ne sais pas au juste le jour de mon départ , dans tous les cas j’arrangerai mon voyage de manière à arriver  à Saumur de bon matin  et surtout de ne pas coucher en route.
Je partirai de Paris le soir et arriverai vers 9 heures du matin. Je ne resterai à Paris qu’une journée pour voir mes camarades avec qui je déjeunerai et je dînerai, et voir quelques officiers du régiment qui m’aiment beaucoup et qui seraient vexés, je suis sûr, si je passais sans les voir .
Madame de Guéroux  a promis à Fanny de me recommander à plusieurs personnes de Saumur et entre autres au Sous-Préfet. J’en suis on ne peut plus content, non pas que j’aie l’intention de faire beaucoup de visites, mais je rencontrerai certainement le Général chez le Sous-Préfet et ça fera très bon  effet.
A Saumur plus que partout ailleurs les protections sont utiles, je dirai même nécessaires, et le Général Crespin qui nous commande tient beaucoup à l’éducation.
Que vous devez, ma bonne mère, vous ennuyer après Thérèse ; la maison doit vous paraître bien moins gaie. Heureusement que vous faites bon ménage, j’en suis sûr. Un peu de patience, un mois est bientôt passé et vous aurez d’autant plus de plaisir  à la revoir que vous avez été séparés quelques jours.
J’ai reçu la lettre de mon frère , remercie le bien pour moi de toutes ses bontés. Un an va me paraître bien long pour moi, mais aussi reviendrai-je probablement avec une belle épaulette que nous tâcherons plus tard de doubler.
Au revoir ma bonne mère, je t’aime et t’embrasse de tout cœur et envoie mes meilleurs souvenirs à mon frère .

Ton fils dévoué
P de Surirey


 Joigny, le 13 8bre 1865

Ma bonne mère,

Deux mots seulement pour te souhaiter ta fête qui tombe demain ; je regrette bien de ne pas être près de toi pour t’embrasser et te répéter combien je t’aime. Je ne te souhaiterai qu’une seule chose, ma bonne mère, c’est une bonne santé ; j’espère que le bon Dieu entendra un peu nos prières et te conservera encore longtemps parmi nous.
Je pars ce soir à 11 heures pour arriver à Paris à 4 heures du matin ; j’y passerai toute la journée et en repartirai le soir à 11 ½, et le matin à 9 heures je serai à Saumur. Je tiens à y arriver de bon matin pour avoir le temps de m’installer. J’ai plusieurs lettres à remettre à des officiers et je profiterai de ma journée de liberté pour faire ces visites et faire quelques petites emplettes dont j’aurai besoin pendant mon séjour.
Me voici bien monté en effets, j’en ai, je pense pour un an ; comme j’ai peu l’intention de sortir, j’aurai soin de ménager mes effets fins. Voilà donc la grande lutte qui va commencer, lutte d’amour propre et surtout de travail ; mon avenir en dépend, je le vois bien, aussi tous mes efforts vont-ils tendre à ce but, sortir le premier. Je ne me fais aucune illusion, car j’aurai de terribles concurrents, et je ne veux pas me croire supérieur à mes camarades ; mais viser au numéro 1 est le seul moyen d’arriver dans les premiers.
Ce matin je vais faire mes malles et dans la journée mes visites aux officiers, c’est à dire à deux ou trois.
Au moment de quitter, peut-être pour toujours ce régiment où je suis depuis si longtemps, et où j’ai eu sinon des amis, du moins beaucoup de camarades, je me sens le cœur bien gros ; je voudrais déjà être en route et avoir fait mes adieux. Deux de mes camarades viennent me conduire jusqu’à Paris et passer la journée avec moi et les sous-officiers qui sont à Paris.
J’ai reçu la lettre de Mr de Pibrac, je n’ai pas eu le temps de lui répondre ; si tu le vois, dis-lui qu’aussitôt que j’aurai vu Mr Léau  je lui écriai, remercie le bien de ma part.
Dis à mon frère combien je suis reconnaissant de toutes ses bontés ; je lui écrirai aussitôt mon installation. Ne me demandez pas de longues lettres, vous en aurez souvent de courtes.
Au revoir ma bonne mère, je t’aime et t’embrasse de tout cœur. Mille amitiés pour mon frère.
Ton dévoué fils.
P.de Surirey
Ne pas m’oublier auprès des voisins qui voudrons bien s’occuper de moi.


 Saumur, le 2 novembre 1865

Ma bonne mère,

Deux mots seulement pour te dire combien je suis content de moi ; aux quatre premières théories j’ai eu trois dix et un 9. Dix est le maximum, il n’y a pas de notes plus élevées et 9 veut dire très bien mais avec faute dans l’intonation. Depuis je ne connais pas mes autres notes mais je suis sûr qu’elles valent les premières.
Je viens d’écrire à Mr de Blangy et lui parle aussi de ce résultat. Je n’ai pas vu encore le Sous-Préfet, j’ai été deux fois chez lui sans le trouver et j’ai fini par y laisser la lettre de Mme de Guéroult. Dimanche j’irai lui rendre ma visite sur mon 31. Je viens d’écrire aussi à Mr de Pibrac ; figure toi que je ne sais ce qu’est devenue la lettre de Mr Léaux, je suis sûr de l’avoir rangée et je ne puis mettre la main dessus. J’ai écrit à Joigny pour demander si elle n’était pas restée sur ma table et je viens de recevoir la réponse négative.
Je suis bien content de ce que tu me dis de ta santé, j’espère que mon frère va bien aussi. Quand vous allez être réunis vous m’écrirez chacun votre tour une fois par semaine, n’est-ce pas, ma bonne mère ; ce sera pour moi une grande distraction et un grand bonheur. Moi j’écrirai le plus souvent possible.
Je suis on ne peut plus content de ma santé, je vais comme le pont neuf ; notre travail n’est pas fatigant et nous avons beaucoup de temps à nous que je ne perds pas. Cette vie me plait assez et je reste très volontiers dans ma chambre sans penser à sortir. Une seule chose me semble dure, c’est le manque de permission pendant toute une année ; depuis deux ou trois ans, j’étais gâté et ça ne pouvait durer. Mais enfin un an est bientôt passé et nous n’aurons que plus de bonheur à nous revoir.
Voilà donc la déserteuse qui va vous revenir bientôt ; je comprends qu’on s’ennuie après elle et surtout après sa fille, c’est si différent quand elle n’est pas là. Vous la trouverez bien changée ; Fanny me dit qu’elle a été fort gentille. Il n’y a aucun danger à ce qu’elle couche à Paris et mon frère a bien raison de l’y engager, le voyage d’une seule traite serait trop fatigant et surtout maintenant que le froid commence à se faire sentir.
J’ai écrit une longue lettre de 8 pages à Alix et attend la réponse avec impatienc