Lettre à Thérèse DOYEN:
Cherbourg le 1er janvier 99
Ma chère Tante Thérèse,
Laissez-moi vous exprimer bien simplement, mais de tout cœur, mes meilleurs vœux pour l'année qui commence.
Quel malheur d'être en ce moment si loin les uns des autres, ce serait une véritable fête pour moi, si nous pouvions de vive voix, nous souhaiter: "une bonne et heureuse année et le paradis à la fin de nos jours", selon l'expression commune.
Je croyais bien passer sous-officier pour le 31 décembre , mais je vois maintenant qu'il me faudra attendre la fin de janvier.
J'ai passé l'examen qui comportait le même programme que celui de Saint-Maixent, et j'ai été reçu 3 ème.
D'ailleurs, j'avais des notes excellentes du général, et comme elles me sont passées dans les mains, je n'ai cru rien de mieux que d'en prendre copie, en voici le texte: "le caporal de S. est employé comme secrétaire au bureau de la Brigade depuis le 20 septembre 98.
Ce caporal est très intelligent, instruit, (bachelier es-lettres) sérieux, bien élevé et me paraît posséder les aptitudes exigées pour l'admission à l'Ecole de Saint-Maixent.
Il a rempli ses fonctions de secrétaire avec beaucoup de zèle et d'application. sa conduite et sa tenue sont irréprochables. Il n'y a que des éloges à lui adresser sur sa manière de servir."
Je crois qu'avec de pareilles notes je passerai sergent haut la main. Lorsque les galons seront reçus, je demanderai au général une permission de 15 ou 20 jours. Voilà déjà bien longtemps que je n'ai été en permission.
Adieu ma chère Tante, je vous embrasse de tout cœur ainsi que vos enfants et mon Oncle Paul.
Votre reconnaissant et respectueux neveu
Marc
Lettre à Pierre de SURIREY de SAINT REMY:
Cherbourg le 22 février 99
Mon cher Pierre ,
Il paraît que l'argent baisse là-bas, je t'envoie un mandat de 30 francs qui regarnira un peu le gousset.
Je ne sais si Maman t'a dit que j'avais rengagé ; j'ai touché 400 francs, parce que le 1er rengagement ne peut être fait que sous la loi de 1884. Dans quelques mois, je ferai une demande pour passer sous 89 et toucherai , si j'ai un bon classement , la somme de 600 francs.
Il est probable qu'à la fin du mois je saurai à quoi m'en tenir sur ma destination coloniale. Je suis le 3° à partir.
Je voudrais bien aller aux Tirailleurs Tonkinois ou Annamites .
On peut encore ramasser les "bananes". Au bout d'un an, je ferai ma demande pour retourner en France afin de suivre le cours de St Maixent. J'aurais des points de majoration pour l'Ecole, que je n'aurais pas en restant en France.
Adieu mon cher Pierre, je t'embrasse bien affectueusement.
Ton frère Marc.
7e Cie 2e Bon
P.S. si tu n'a pas le temps de répondre, tu peux être sûr que je ne t'en voudrai pas.
Lettre à Pierre de SURIREY de SAINT REMY:
Orléans le 13 mars 99
Mon cher Pierre
Je suis arrivé hier matin à Orléans à 9h 45 avec une permission sursis et autorisation de rejoindre directement le port d'embarquement . j'ai ici tous mes effets coloniaux sauf l'armement.
Je partirai d'ici le 22 au soir pour arriver à Bordeaux le lendemain matin. J'ai des pièces à faire signer au Commissariat. Je ne sais pas encore quel est le paquebot qui nous emmènera.
Un de mes camarades qui embarque avec moi est en ce moment en permission à Nancy, tu auras peut-être l'occasion de le rencontrer.
Madame Renard nous envoie à l'instant cette invitation; Maman te conseille, si tu as la certitude de venir en permission à Pâques, de refuser l'invitation puisque nous serons à la Volve, ou plutôt vous serez.
J'ai bien l'intention de faire partie de la mission Baud au Soudan, il y aura sûrement des bananes à ramasser.
Nous avons eu hier l'abbé Nicolas à déjeuner.
Maman se plaint de ne pas recevoir de lettres.
Jean est arrivé hier, il va tâcher d'avoir une permission de 48 heures. Maman veut que tu saches qu'il a eu le maximum des points au tir , lundi dernier.
Tante Alix et tante Fanny ne donnent plus signe de vie.
Adieu mon cher ami, je te serre cordialement la main.
Ton frère Marc
Lettre de Victoire, sa mère, à Pierre de SURIREY de SAINT REMY:
23 mars
Mon cher Pierre,
Tu fais de nouveau bien désirer ta prose et je pensais tous ces jours
derniers que tu allais écrire à Marc, puisqu'il t'avais donné de nos
nouvelles et que tu avais du reste encore a le remercier de son mandat.
Il nous a quitté hier soir, plus ému qu'il ne voulait en avoir l'air.
Il me semble que nous nous sommes assez raidies contre les larmes
devant lui et ne leur avons donné un libre cours qu'après l'avoir mis
en voiture, car il n'y avait pas moyen de l'accompagner à la gare à dix
heures du soir.
Aujourd'hui il fait ses courses à Bordeaux et embarquera demain. Si je
m'explique bien les renseignements du Livret- …(?) c'est sur un
paquebot des Messageries maritimes qu'il prend passage. En somme il est
enchanté d'aller au loin; puisse-t-il y trouver toute la satisfaction
rêvée!
Ta tante Alix ne sera pas à La Volve pour les vacances de Pâques. Son
archiduchesse ne pouvant la recevoir qu'à partir du mardi de la semaine
sainte, elle ne veut pas la quitter trop tôt, disant que c'est son
dernier voyage là-bas. Mais comme il y a quatorze ans qu'à chaque fois
qu'elle passe la frontière, elle me dit cela, je pense que dans deux ou
trois ans, elle ne se trouvera pas trop vieille pour affronter une
traversée dans l'Orient-express.
Tante Fanny m'écrit ce matin et me demande quand nous arriverons. J'ai
envie de quitter Orléans le samedi saint, à moins que cela dérange ta
tante et en ce cas nous ne nous mettrions en route que le lundi de
Pâques.
As-tu répondu à l'invitation des Renard? et qu'as-tu dit? Marc a fait
ses Pâques mardi dernier. J'espère que tu te prépares bien à cette
grande action. Si tu es trop occupé à St Nicolas, tu peux réserver cela
pour Ch. Renard. Mr Lhuillier est un prêtre très distingué et ta tante
Fanny sera contente de te voir t'agenouiller à la Ste Table avec elle.
Jean était ici dimanche et il espère revenir durant la semaine sainte.
Je ne sais si j'ai donné l'adresse de ton oncle Louis: c'est Glacis, Côte d'Eich. Luxembourg.
Je n'ai pas eu de nouvelles directes de Bruxelles depuis l'échange des
compliments du jour de l'an. La femme de Jules vient de perdre son
père; je lui ai écrit une lettre de condoléances.
Marc a été passer la journée de vendredi à la Volve et a trouvé fort
bonne mine à sa tante. Sur les mains plus trace d'eczéma. Philippe a
une face réjouie; Pauline devient comme une tour.
Thérèse a écrit a ton frère pour l'engager à passer par Angers, mais il
n'en avait ni le temps ni le moyen, car figure-toi que faisant une
promenade à bicyclette, il s'est emballé dans la côte de Valogne et est
tombé en brisant sa monture. La casse a coûté 171 frs et comme avant
cela il avait déjà fait quelques sottes dépenses, comme celle d'une
pipe en écume de 20 frs, j'ai dû lui rendre à peu près tout ce qu'il
m'avait envoyé. Comme je n'ai pas parlé de la prime de rengagement à
tes tantes, il est inutile de narrer toute cette odyssée, sur laquelle
nous nous sommes promis de faire le silence.
J'ai profité de ce que le gars a accompli ici ses 21 ans, pour lui
faire signer un papier qui simplifierait les formalités si je venais à
mourir en son absence. Je n'ai pas fait de testament, mais il suffit
que je te dise, mon cher aîné, qu'à mon décès vous diviseriez le petit
pécule en neuf parts, donnant deux parts à vos sœurs et en gardant une
pour chacun de vous. La procuration que Marc a laissée à l'étude Faugeu
ne porte pas le nom de celui auquel il confie ses intérêts, le notaire
a dit que ce nom peut être porté après le décès de la personne dont on
hérite, et comme ce serait toi sans doute que le conseil de famille
nommerait tuteur de tes sœurs, tu aurais probablement aussi la garde
des minimes intérêts de Marc.
A présent je te quitte, cher enfant pour aller au salut avec tes sœurs.
Sœur Ignace a décrété que Marguerite est une élève modèle.
Comment va-t-on chez les Blarer; dis-leur mes amitiés les plus chaudes.
Nous nous réunissons toutes quatre pour t'embrasser du fond du cœur.
Ta mère
Lettre à Fanny CORMIER:
Sedhiou le 10 août 99
Ma chère Tante
J'ai toujours un grand plaisir de vous donner de mes nouvelles et de
recevoir à mon tour des vôtres, mais aujourd'hui j'ai un plus grand
plaisir à le faire car je viens vous exprimer mes meilleurs vœux pour
votre fête.
Je m'y prends peut-être un peu tôt, c'est vrai, mais j'ai deux raisons,
je dois vous envoyer la lettre à la Volve, ne connaissant pas au juste
votre adresse, puis dans notre diable de pays de Casamance le service
postal est très lent et irrégulier.
Je ne reçois plus que tous les mois des nouvelles de France. J'espère
ma chère Tante que votre petit voyage dans l'Est vous fera toujours
autant de plaisir, et que vous ne serez pas trop fatiguée à votre
rentrée à la Volve.
Comment vont donc mon Oncle Paul et Tante Thérèse?
Les enfants doivent être grands maintenant; j'espère que tout ce petit
monde se porte à merveille. S'accoutument-ils à la ville d'Angers?
Nous chassons quelquefois le caïman ici, ce qui est une grande
distraction. Aujourd'hui j'ai acheté pour 2 francs un petit cerf tout
vivant que je vais élever.
Les pluies continuent, nous en avons encore pour deux ou trois mois.
Adieu ma chère Tante, je vous embrasse tendrement et de tout cœur.
Votre reconnaissant et respectueux neveu
Marc
4 e Compagnie de Tirailleurs Sénégalais
Sedhiou Casamance
Annonce du décès de Marc:
Sedhiou 6 janvier 1900
Madame,
Je vous accuse réception de votre honorée du 13 décembre de l'année écoulée. Je partage votre douleur et je vous fais mes sincères condoléances sur la mort prématurée de votre fils que nous regrettons nous tous qui l'avons connu. Il était si bon, si poli, si respectueux et bien posé. Cette excellente éducation qui lui a été donnée dans sa jeunesse se faisait sentir par toutes ses bonnes qualités qui l'ont fait aimer. Le cher enfant avait été désigné par son capitaine pour aller porter la paie aux troupes des autres postes établis en Casamance. Il était très content de ce choix, entre autres, il désirait beaucoup connaître le poste de Bindiona qui lui souriait énormément. Le jour de son départ, il éprouva un petit malaise, il n'en fit pas cas et n'en dit rien alors au médecin. Il s'embarqua ainsi; après six heures de traversée, il arriva au premier poste le plus près de Sedhiou; c'est là alors que la fièvre se déclara ouvertement. On le fit rentrer à Sedhiou, lieu de la résidence du docteur. Il eut un moment de délire qui ne dura que très peu d'instants. il revint à son entière et pleine connaissance et se mit à causer plaisantant même gaiement sur les médecines qu'on lui donnait. Comptant sur son jeune âge et ses forces il ne pensa ni ne se sentit mourir. Il n'a donc songé ni à écrire ni à dire quelque chose, gardant le silence sur tout cela. Aussi il n'a pas souffert du tout, il est mort tout tranquillement au milieu de ses camarades étonnés. Ce sont eux-mêmes qui l'ont soigné pendant ce jour de maladie. Tous, commerçants comme les militaires, ont tenu à accompagner ses restes au cimetière.
Un de ses amis sous-officier comme lui a fait, au nom de tous, les derniers adieux sur la terre avec l'espoir de le revoir dans un monde meilleur que celui qu'il a quitté. Prions tous pour lui. Mes condoléances à ses frères et sœurs. Quant à la montre, ou plutôt aux 35 f, pour la montre, cette somme a été remboursée à l'intéressé.
Recevez, Madame, l'assurance de mes sentiments respectueux et dévoués.
Gabriel Sène
Missionnaire Sénégalais